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illusion sur le respect que les Kurdes professent pour la vie et pour le bien d’autrui. Les Kurdes avouent leurs habitudes de brigandage avec la même naïveté qu’Ulysse, dans Homère, raconte qu’il a exercé la piraterie. Dans le village de Tambour-Oghlou, j’étais en train de déjeuner dans la maison destinée aux visiteurs, quand arrivèrent successivement plusieurs hôtes. L’un d’eux, un Kurde d’un village situé à une dizaine d’heures vers le sud, me montra ses armes : c’était un fusil français à deux coups, qui me parut assez bon, des pistolets à deux coups, montés en argent, une jolie et légère hache damasquinée. Je lui demandai s’il était chasseur ; il me répondit qu’il ne se servait de son fusil et de ses armes que pour tuer des hommes. Les autres m’assurèrent en riant que c’était en effet un grand voleur, et qu’il avait fait plus d’un mauvais coup. C’était fort possible, mais je crus voir que l’on voulait surtout s’amuser à m’effrayer. Je pris donc la chose en plaisantant, ce qui eut l’air de mortifier un peu ce fanfaron de brigandage. Ces Kurdes, au moins maintenant, n’assassinent guère ; mais ils volent volontiers des chevaux et du bétail aux gens des villages. Dans les villages turcs de l’Haïmaneh, j’entendis plusieurs fois des paysans se plaindre de larcins de ce genre dont ils auraient été récemment victimes ; quant à ressaisir par la force les objets volés ou à se venger de ces affronts, ils n’y songeaient guère ; ils craignaient trop de provoquer de sanglantes représailles. Entre Angora et Kaisarieh, les caravanes sont souvent arrêtées par des bandes de dix ou quinze cavaliers kurdes. Peu de temps après mon voyage dans l’Haïmaneh, la mission française quittait Angora pour aller franchir l’Halys auprès de Kaledjik. En arrivant dans cette petite ville, nous apprîmes que la veille, sur cette même route que nous venions de suivre, une quinzaine de personnes avaient été dépouillées par six voleurs, des Kurdes de l’Haïmaneh. Les victimes étaient de jeunes paysans qui portaient à la ville de la paille, du bois et d’autres denrées. On leur avait pris leurs cognées, leurs habits, les meilleurs de leurs chevaux.

Quand on est habitué à inspirer de la crainte, à dépouiller et à rançonner les autres, on ne se laisse guère battre et voler sans résistance. En septembre 1861, pendant que nous étions à Angora, une caravane fut attaquée entre cette ville et Nicomédie, auprès d’un bourg nommé Nali-Khan. Parmi les voyageurs se trouvait un Kurde, grand marchand de bestiaux, qui revenait de Constantinople, où il avait placé toute sa marchandise, avec une escarcelle bien garnie. Le premier mouvement des Arméniens, qui formaient la majorité, fut de crier qu’ils se rendaient ; mais le Kurde donna le signal de la résistance. Les brigands avaient l’avantage ; ils s’étaient mis à l’abri derrière des arbres d’où ils tiraient, presque sans dan-