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bien indécises et bien vite oubliées. Toutefois, lorsqu’elles se furent soulevées à l’appel de la grande cité du littoral et qu’elles eurent contribué, pendant plusieurs années de guerre, à la victoire commune et à l’expulsion définitive des armées espagnoles, elles se demandèrent si elles s’étaient déclarées indépendantes de la mère-patrie pour accepter tranquillement la souveraineté de Buenos-Ayres. Se croyant dignes de se gouverner elles-mêmes désormais, elles continuèrent contre des Américains la lutte commencée contre l’étranger, et pendant près d’un demi-siècle une guerre presque permanente a sévi sur divers points des contrées de la Plata. Souvent, il est vrai, les conflits étaient amenés en apparence par les faits les plus insignifians, mais en réalité la cause supérieure de ces événemens a toujours été l’antagonisme des principes : d’un côté l’unité monarchique, de l’autre l’autonomie républicaine.

En dépit des malheurs de toute espèce produits, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, par les soulèvemens, les incursions à main armée et les batailles sanglantes, les républiques de la Plata n’ont cessé, depuis la déclaration d’indépendance, de gagner en population et en richesse ; mais ce n’est pas là une raison pour se refuser à voir combien ces guerres intestines ont été vraiment horribles. Dans la Confédération Argentine et dans la Bande-Orientale, les luttes ont trop souvent revêtu un caractère d’acharnement et d’atrocité qu’elles n’ont jamais eu dans les autres républiques hispano-américaines, et si l’on pouvait compter le nombre de ceux qui ont succombé durant les diverses révolutions de la Plata, on trouverait certainement un chiffre de morts très considérable. D’ailleurs c’est peut-être en grande partie à des raisons matérielles qu’il faut attribuer le caractère exceptionnel de sauvagerie qui a longtemps signalé la guerre dans ces contrées du continent colombien. En effet, les soldats, presque tous cavaliers, et depuis leur enfance habitués au maniement du cheval, s’enivrent facilement, comme les anciens centaures, par la rapidité même de leur course ; les boules et le lazo au pommeau de leur selle, ils s’élancent dans les prairies à la poursuite de l’homme, et le chassent de la même manière qu’ils chasseraient le jaguar, l’autruche ou le taureau sauvage ; puis, quand ils ont atteint leur adversaire, c’est avec un cri de joie qu’ils font tourbillonner au-dessus de leurs têtes le nœud fatal qui doit enserrer l’ennemi, l’enlever de sa selle et traîner le corps meurtri à travers les herbes de la pampa. Véritables enfans, féroces par insouciance, les gauchos se livrent aux joies de la course et de la lutte avec d’autant plus de fougue que l’homme leur sert de gibier. Il ne faut pas oublier non plus que le métier d’un grand nombre des Argentins et des Orientaux est de massacrer le bétail des estancias.