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pour faire naître en lui ces pensées. On prétend que, s’il est ordinaire de les oublier dans la prospérité, le malheur inévitablement les réveille. Or peu de personnes ont été plus malheureuses que Cicéron. Il a vu périr la république, il a perdu sa fille qu’il adorait, et dans ces momens d’amère tristesse où l’on se sent découragé de vivre, où le dégoût des choses présentes nous précipite vers les espérances de l’avenir, où ne voit pas que ces espérances aient jamais ému son cœur. Au contraire, il nous déclare froidement à deux reprises qu’il ne faut pas compter que la vie ait un lendemain. « Heureux, dit-il, nous devons mépriser la mort ; malheureux, il nous faut la souhaiter, car il ne reste plus aucun sentiment après elle. »

Une contradiction si éclatante nous trouble. Elle nous met en doute sur la sincérité de Cicéron dans ses œuvres philosophiques, et nous nous demandons ce qu’il faut penser de ces nobles doctrines qu’il expose avec tant d’éloquence et un air de conviction parfaite, quand nous voyons qu’il en fait pour lui si peu d’usage et qu’il les contredit si vite. Cette question, à mesure que nous y réfléchissons, s’agrandit encore. De lui, notre doute s’étend aux autres. Nous souhaiterions savoir jusqu’à quel point ces grands principes de la philosophie antique, qui nous ravissent lorsque nous les voyons si admirablement exprimés, entraient alors dans la vie commune. Étaient-ils seulement un thème brillant pour exercer l’intelligence d’un grand écrivain et lui permettre de la montrer, ou une croyance positive qu’on s’appliquait à soi-même, et sur laquelle on réglait sa conduite ? Sont-ils jamais descendus dans la pratique ? Et, s’ils sont sortis des écoles, jusqu’à quel rang de la société ont-ils pénétré ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de savoir. Les moyens nous manquent souvent d’interroger ces sociétés éteintes et de leur demander ce qu’elles pensaient de ces problèmes délicats. On connaît l’opinion de quelques écrivains, dont les ouvrages ont survécu ; mais celle de la foule est souvent un secret qu’elle a emporté avec elle.

Ici au moins, et pour la question particulière qui nous occupe, notre curiosité peut se satisfaire. Il nous est facile de connaître quelle était à Rome l’opinion de tout le monde sur le problème de l’avenir. Pour la savoir, nous n’avons qu’à parcourir, dans un recueil d’inscriptions latines, la série des épitaphes. C’est comme une promenade que nous faisons dans un cimetière antique. Dès les premiers pas, nous y saisissons la pensée populaire de toute l’antiquité sur la mort. Nous sommes dans l’asile du sommeil éternel, somno œterno sacrum[1]. Tous ces gens-là nous disent que le tombeau est pour eux une maison, hœc est domus mea, et une maison qu’ils

  1. La formule Dis Manibus est bien évidemment le reste d’une ancienne croyance qui admettait la persistance d’une sorte de vie dans le tombeau ; mais elle n’est là que pour mémoire, comme une tradition dont les mots sont restés et dont le sens est perdu.