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d’y ramener le Saint-Esprit. » Elle a des doutes qu’elle exprime avec franchise. « Vous aurez peine, dit-elle, à nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que d’un ordre du roi et de la sainte Écriture. » Quand elle discute avec une huguenote, elle l’étonne par les concessions qu’elle lui fait. « Je lui abandonnai les abus et les superstitions. Je ne la poussai point sur le saint-sacrement. » Je crains bien qu’un dévot difficile ne lui trouvât pas assez de soumission et d’humilité.

De même, en politique, elle admire sincèrement le roi, — elle a vu les plus belles années de son règne, — mais son admiration n’a jamais un air de servilité. Quelque absolu que soit ce régime, on voit bien que nous ne sommes pas dans une de ces royautés de l’Orient qui imposent une obéissance aveugle et muette. Ce despotisme, après tout, laissé sourire et causer, et il règne autour de lui une liberté d’esprit qui le tempère. Mme de Sévigné a bien des mots piquans et amers sur la cour ; elle n’approuve pas toutes les mesures qui s’y prennent. Elle ose rester l’amie de cœur de ceux que le maître a disgraciés ; elle continue à regarder comme innocens ceux qu’il condamne. Rien ne lui déplaît comme la flatterie, et elle blâme sans se gêner les excès du zèle monarchique. Par exemple, elle ne pardonne pas aux minimes de Provence d’avoir comparé le roi à Dieu, « mais d’une manière où l’on voit clairement que Dieu n’est que la copie. » — «  Trop est trop, ajoute-t-elle ; je n’eusse jamais soupçonné des minimes d’en venir à cette extrémité. » Et il faut bien remarquer que ce ton de fine ironie et ce franc parler qui étonnent ne devaient pas être particuliers à Mme de Sévigné. Elle est femme, et, dans les choses politiques surtout, elle n’a pas d’initiative. Elle pense et elle parle par réverbération, comme elle dit. Les sentimens qu’elle exprime sont donc ceux des personnes auprès desquelles elle vivait, c’est-à-dire des gens les plus importans du royaume par la naissance et par l’esprit, de ceux qui devaient avoir le plus d’influence sur l’opinion publique. Que faut-il en conclure ? C’est que sous cet air d’obéissance et de soumission il y avait alors, plus qu’on ne croit, de petites résistances, une opposition timide de railleries et de bons mots, et dans les matières religieuses comme dans les questions politiques une certaine liberté de jugement. C’est ce qu’on n’aperçoit guère quand on se contente d’étudier cette époque par ses dehors. Il semble alors qu’il y ait un abîme entre elle et le siècle qui la suit ; mais cet abîme se comble lorsqu’on regarde de plus près, par exemple lorsqu’on lit une correspondance intime, comme celle de Mme de Sévigné. On voit bien en la lisant que, malgré les différences qui les séparent, un de ces siècles conduit à l’autre sans secousse. On n’a pas besoin d’aller chercher pour les rapprocher quelques sceptiques isolés, comme Bayle ou Saint-Évremond,