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sur l’extrême rivage, — et il ne lui fallut qu’un instant pour les confondre et les démanteler et les recouvrir, — si bien que sur elles broute maintenant la chèvre et que des cités neuves surgissent d’autre part, prenant pour assises les cités ensevelies dont l’âpre montagne foule à ses pieds les murs abattus. »


Le poète nous montre ensuite Pompéi en cendres et les ruines où le volcan jette encore de loin des lueurs menaçantes, rôdant comme un flambeau dans un palais désert… Et cependant, ajoute-t-il, « la nature, ne s’inquiétant ni de l’homme, ni des temps qu’il appelle antiques, ni des générations qui se succèdent, la nature est toujours verte et suit son chemin, un chemin si lent qu’elle paraît immobile. Et les royaumes tombent, et les langues, les nations changent, et l’homme se vante d’être éternel !… »

Leopardi mourut à Naples le 14 juin 1837, dans la maison d’un ami qui, depuis sept années, l’ayant accueilli infirme et pauvre, l’avait gardé constamment auprès de lui, l’avait soutenu, consolé, amené à Naples, promené continuellement de Capodimonte au Vésuve, selon les exigences ou les caprices de son mal, qui l’avait soigné malade, qui le veilla mourant, le sauva mort des jésuites et de la fosse commune, qui enfin lui bâtit une tombe, et lui assura l’immortalité en publiant ses œuvres. Cet ami, dont on n’a pas encore assez vanté le dévouement, s’appelait Antonio Ranieri.

Ranieri ne fut pas seulement l’ami de Leopardi, il fut lui-même. Il se distingua comme écrivain en apportant un élément nouveau, l’élément populaire, dans ce qui peut s’appeler la révolution grammaticale. Pendant son exil à Florence, il avait étudié le toscan, non-seulement chez les maîtres du XIVe siècle, mais chez les plébéiens des faubourgs, qui depuis cinq cents ans, malgré les invasions étrangères, les variations de la mode, les innovations, les altérations de toute sorte apportées par le va-et-vient des choses et des hommes, avaient merveilleusement gardé la vieille langue dans toute sa richesse et dans toute sa pureté. Tout près de Florence, hors de la porte alla Croce, on rencontre des contadines qui ont sur les lèvres tout le vocabulaire des vieux auteurs, leurs façons de parler, certains mots expressifs et pittoresques, ou certains dictons du meilleur temps. Elles ont même dans leur langage une élégance de forme et une correction que depuis longtemps les lettrés et les savans ne connaissaient plus[1]. C’est là que Ranieri, pendant son exil, avait étudié l’italien. Pour le puiser à la source, il allait passer plusieurs heures tous les jours à l’école de ces puristes suburbains qui ne savaient pas lire. À force de les entendre, il avait

  1. Un jour un étranger demandait son chemin à l’une de ces paysannes en lui disant qu’il s’était perdu. Perduto no, smarrito si (non pas perdu, mais égaré), lui répondit-elle.