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crabes, des boudins et des allumettes chimiques qu’un vendeur ambulant débite avec des cris et des gestes comme s’il s’agissait de déraciner les portes de l’enfer. Et n’allez pas croire qu’il s’en tienne au simple énoncé de sa marchandise ; pas le moins du monde, il prodigue à cette marchandise les épithètes les plus flamboyantes ; les épithètes, le génie de l’improvisation aidant, forment bientôt des périodes, lesquelles périodes finissent par se changer en véritables monologues. Je me souviens d’un virtuose de cette espèce qui vendait des saucisses et professait pour les merveilles de son industrie une admiration si bien sentie que les larmes lui en venaient aux yeux : Ma che salgigie ! s’écriait-il en joignant les mains avec extase et dans le sublime transport d’un enthousiasme fait pour attendrir. Quanto son belle, buone, delicate ! A Venise, tout se crie, depuis le poisson encore dans l’eau jusqu’à l’orange encore sur l’arbre, depuis pulcinella dans la boutique jusqu’au saint fraîchement sorti de l’atelier d’enluminures. Tout se crie, tout se braille, et il semble que ce naturel dans l’emphase, ce lyrisme grotesque aient trouvé leur forme esthétique dans le vieil opéra bouffe italien.

Ce succès de Crispino sera venu fort à propos pour égayer un peu la fin d’une saison qui furieusement tournait au sombre. La campagne, disons-le sans vouloir blesser personne, n’a pas été heureuse cette année. En dehors de quelques soirées brillantes, rien à citer. Plus de public spécial, de connaisseurs empressés. Le monde qui figure là désormais vient pour la Patti, et de la musique qu’on lui chante se soucie à peu près autant que les gens qui vont voir une féerie se préoccupent de la pièce. L’administration s’évertue de son mieux, donne tout ce qu’elle trouve, sème l’or sans y regarder ; mais, hélas ! contre la désuétude, nul effort ne peut. Je crains que le dilettantisme n’ait fait son temps. Le Théâtre-Italien est une institution du passé qui, comme beaucoup d’autres, va s’écroulant. Les raisons par lesquelles nous cherchons généralement à nous expliquer cet état de choses ne sont point les vraies, il y a ici plus qu’une question de chanteurs et d’ouvrages. Le Théâtre-Italien se meurt parce qu’il ne représente plus parmi nous un genre qui lui soit particulier, parce que l’Italie musicalement a cessé de produire, et qu’elle a, comme on dit au jeu, passé la main à la France et à l’Allemagne.

Un jour Morlacchi, écrivant pour Milan un opéra sur un sujet français, imagina de donner à sa musique une légère teinte de couleur française. Quelqu’un lui en fit un reproche, à quoi le compositeur répliqua pour s’excuser que l’action se passait en France. « C’est possible, dit alors un Italien ; mais nous sommes à Milan ! » Ce mot exprime à merveille l’idée que l’Italie avait à cette époque de sa suprématie musicale, prétention d’ailleurs non moins légitime qu’imperturbable, et en faveur de laquelle les faits parlaient assez haut. les Italiens étaient en musique la première nation du monde, avaient toutes les scènes pour tributaires. C’est dire l’immense intérêt qui devait chez nous s’attacher à un théâtre spécialement