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des génies purement lyriques est de n’avoir qu’une corde. Quand ils en ont bien joué, ils recommencent et forcément se répètent. Bellini subit la loi commune. Norma, la Sonnambula, les Puritains, c’était toujours un peu la même note ; mais cette note allait merveilleusement aux chanteurs, ce qui fit que cette musique, longtemps après que sa période fut passée, resta au répertoire, s’y maintient encore aujourd’hui, et partage avec les chefs-d’œuvre classiques et le bon vin le rare avantage de gagner en vieillissant. Ici c’est la cantatrice qui fait la pièce. Lorsque la Patti chante la Sonnambula, son interprétation crée des sens nouveaux dans ce texte démodé, ! des sens qui au piano ne sont pas dans la partition, et qu’au théâtre vous ne retrouverez plus demain, quand la Frezzolini prendra le rôle. La Frezzolini jouant Amina, une villanelle de seize ans, et après la Patti, quel spectacle ! On n’imagine pas d’antithèse plus triste, plus navrante. Cette voix qui tombe pour relever cette œuvre caduque, cette ardeur qui s’éteint pour raviver cette passion refroidie : ruine sur ruine ! Plus une seule de ces fleurs dont la petite fée a dans son tablier tout un printemps ! Il y a au théâtre des ouvrages qui portent, d’autres qui au contraire veulent être soutenus. Quand la Frezzolini, obéissant à cette inéluctable force d’attraction qui ramène éternellement toute cantatrice émérite sur la scène de ses anciens succès, reparaissait dans Don Juan les années précédentes, son grand style et cette grande musique se venant en aide, on ne demandait en quelque sorte qu’à s’abandonner à l’illusion. Et puis cette figure tragique de donna Anna, avec ses longs vêtemens noirs, son voile et son masque, pouvait jusqu’à un certain point être abordée en dehors des conditions d’âge ordinaires ; mais Amina, une bergerette, un type de jeunesse à peine échappé des mains d’Adelina Patti ! en vérité, on a beau être aux Italiens, de tels anachronismes ne se comprennent pas. Et d’honnêtes gens vous annoncent que c’est la première fois que Mme Frezzolini joue ce rôle en France ! Il était en effet temps de s’y prendre. Hélas ! à ce reste de flamme convaincue, à ces généreux mouvemens de grande artiste que tout trahit, hormis l’inspiration, un double regret vous saisit, et vous déplorez que la Frezzolini n’ait point tenté de faire, il y a vingt ans, ce qu’elle eût si bien dû s’abstenir de faire aujourd’hui.

Chez le féminin Bellini, le centre de gravité de l’opéra se trouve presque toujours placé dans le rôle de la cantatrice, et ce rôle, vaguement dessiné, d’un contour indécis, flottant, laisse d’ordinaire à la virtuose toutes ses aises. Rossini, tout en donnant beaucoup à ses chanteurs, les force néanmoins à chanter ce qu’il veut. Avec Bellini, les cantatrices chantent ce qu’elles veulent, et cette variété d’inspirations, de performance, comme on dit en Angleterre, après avoir fait au début la fortune de ses ouvrages, en fait maintenant la durée. Il semble qu’à mesure que des talens nouveaux s’y exercent, ces rôles gagnent en originalité, en contexture. Jamais musicien ne s’entendit mieux que Bellini à élever à la hauteur d’une faculté créatrice