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UN
SCEPTIQUE SOUS LOUIS XIV

SAINT-EVREMOND ET SA VIE D’EXIL

On sait avec quelle faveur le public accueillait à la fin du XVIIe siècle les moindres pages qui sortaient de la plume de Saint-Évremond. Les libraires se disputaient ses œuvres, et, quand ils n’obtenaient rien de lui, allaient s’adresser à des écrivains obscurs en leur demandant de « faire du Saint-Évremond. » Assez indifférent à sa renommée, plus désireux de vivre pour lui-même que pour les autres, le spirituel exilé regardait avec une insouciance singulière les hasards de sa fortune littéraire, refusait de revoir ses écrits et se plaignait à peine des imitations maladroites. « Une heure de repos, disait-il à Ninon, m’est plus considérable que l’intérêt d’une réputation médiocre. Qu’on se défait de l’amour-propre difficilement ! Je le quitte comme auteur, je le reprends comme philosophe, sentant une volupté secrète à négliger ce qui fait le soin des autres. » Cette célébrité qui le poursuivait en quelque sorte s’éteignit depuis dans la bruyante animation du XVIIIe siècle. Voltaire fait peu de cas d’un écrivain dont la pensée n’a aucune action sur ses contemporains ; La Harpe aussi le juge avec une sévérité dédaigneuse. C’est de notre époque, où la critique se plaît à revenir aux œuvres du passé, à ressusciter des réputations négligées, qu’on peut attendre un jugement plus impartial ; Saint-Évremond n’a rien à perdre à cette nouvelle épreuve[1]. Il ne peut plus espérer sans

  1. L’Académie française vient de proposer l’éloge de Saint-Évremond pour sujet de concours. C’est un signe de cette curiosité qui se reporte sur certains côtés du XVIIe siècle, et qu’attestent tant de travaux où l’histoire des mœurs sert à renouveler, en l’éclairant, l’histoire des lettres. Saint-Évremond est un de ceux qui se prêtent le mieux à ces retours de la critique. Par quelques côtés de son libre esprit, par le caractère particulier de son scepticisme, il soulève des questions qui gardent encore aujourd’hui leur à-propos, même après les diverses études publiées sur lui.