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avoir mis en lumière des principes éternellement applicables. C’est ainsi que le XVIIIe siècle aimera l’histoire, s’y cherchant lui-même et ne l’interrogeant que pour se comprendre. Saint-Évremond ne prévoyait pas sans doute les successeurs qu’il pourrait avoir, et que la liberté qu’il prenait deviendrait plus tard un système et une méthode ; mais en s’affranchissant des scrupules et des minuties où s’attardaient les historiens de son temps, il fit les premiers pas dans un chemin que l’on devait poursuivre plus loin. Les rois, les empereurs, les consuls, tous ces personnages plus apparens qu’ils ne sont en réalité importans, disparaissent et s’effacent de son récit. Ils ne sont plus les seuls du moins à occuper la scène, où on les rangeait autrefois avec une sorte d’étiquette convenue et comme par ordre de dignité. Dans cette histoire découronnée, une sorte de révolution se fait. On voit les peuples, les institutions, qui se forment, grandissent, prennent la première place ; l’intérêt du drame ne se trouve plus dans la famille des Atrides, mais dans le développement de la civilisation.

Si l’on a essayé de se rendre compte du talent de Saint-Évremond avant de le suivre dans son exil et dans les derniers temps de sa vie, c’est que son talent était déjà formé quand il quitta la France, et que les quarante années passées en Angleterre n’y apportèrent aucune modification sensible. Il ne trouva pas dans un pays étranger ce renouvellement que Montesquieu et Voltaire iront y chercher. Comme beaucoup de gens distingués, il n’a point cette faculté de s’approprier insensiblement ce que pensent les autres. Ses idées viennent toutes de son propre fonds, et si elles sont peu nombreuses, elles sont étudiées, creusées, présentées sous toutes leurs faces. Veut-on chercher une cause morale à cette monotonie, qui semble d’abord un défaut littéraire, c’est à l’égoïsme de Saint-Evremond qu’il faut s’en prendre. Il sort peu de lui-même. Ce n’est qu’avec un certain effort qu’on se détache de ce que l’on aime. Il y a du désintéressement dans la curiosité d’esprit qui se porte aux choses éloignées. Il vivra donc avec des pensées familières et prochaines ; mais comme cet égoïste a du goût, il se plaît à orner le petit monde qu’il habite. Il repasse, il polit chacune des pensées qu’il s’est faites sans se fatiguer à parcourir l’horizon long et poudreux.

C’est à l’âge de quarante-huit ans, à ce moment de la vie où l’homme s’établit déjà dans ses habitudes, qu’il lui fallut quitter un monde où sa place était marquée, des liaisons d’esprit et de plaisir, la société des ducs d’Épernon et de La Rochefoucauld et les soupers du commandeur de Souvré. N’oublions pas Ninon dans la liste de ses amis : ses lettres le suivirent dans son exil, et le consolèrent dans l’isolement des derniers jours. Saint-Évremond n’arrivait pas en Angleterre comme un exilé obscur ou comme les réfugiés