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protestans qui devaient vingt ans après remplir Londres de leurs plaintes et du spectacle de leur misère. Il avait fait partie de l’ambassade extraordinaire envoyée par Louis XIV au roi d’Angleterre lors du rétablissement de la monarchie. Les représentans les plus brillans de la noblesse figuraient dans cette ambassade. L’esprit de Saint-Évremond, la réputation qui le précédait, l’avaient fait distinguer par les courtisans de la nouvelle cour, spirituels, légers, tournés au scepticisme et à l’incrédulité par la haine qu’ils portaient encore aux puritains du protectorat. Le comte d’Arlington, qui devint plus tard secrétaire d’état aux affaires étrangères, le duc de Buckingham, un des favoris du roi à White-Hall, l’ennemi le plus redouté des ministres qu’il poursuivait de ses épigrammes, d’Aubigny, depuis duc de Richmond, étaient restés en relations avec lui. C’était le moment où la grandeur de Louis XIV excitait l’admiration universelle, où tous les souverains édifiaient à l’envi de petits Versailles, quand ils n’imitaient pas le grand roi dans des goûts plus ruineux encore que celui des bâtimens et des jardins. L’Angleterre, malgré l’originalité qui lui est propre, n’échappait pas à cet exemple contagieux. Nos usages, nos modes, notre langue, s’imposaient à l’Europe soumise par nos armes et volontairement asservie à notre influence. Un des écrivains anglais dont le patriotisme supporte avec le plus d’irritation cet affaiblissement passager du caractère national le constate lui-même en des termes dont l’accent un peu moqueur n’affaiblit point l’autorité. « La puissance de la France était souveraine en matière de bon goût et de modes, depuis le duel jusqu’au menuet. Elle décidait de la coupe de l’habit d’un gentilhomme, de la longueur de sa perruque, de la hauteur de ses talons… Chez nous comme ailleurs, on rendait hommage à la suprématie de nos voisins. La langue française devenait rapidement la langue universelle, la langue de la société élégante et de la diplomatie. On ne citait plus ni italien ni latin, mais on lardait ses discours de phrases françaises… À ce commerce, notre langue perdit quelque chose de sa majesté primitive, mais elle acquit plus de facilité et de netteté pour se prêter aux besoins de la conversation et de la narration[1]. »

Secondé par ces circonstances, Saint-Évremond devint vite un des hommes les plus recherchés de la nouvelle cour. Depuis la révolution, tout avait changé de face. La sauvagerie, le rigorisme, souvent l’hypocrisie des puritains du régime tombé, étaient remplacés par les maximes d’une philosophie relâchée et les habitudes d’une galanterie qui allait jusqu’à la licence. La modération de Saint-Evremond le tint, comme toujours, en dehors de l’entraînement : on voit en vingt endroits de sa correspondance qu’entre Buckingham

  1. Macaulay, Histoire d’Angleterre, chapitre III.