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de cette dernière raison, ce doute est invincible, autrement cette raison de croire ne serait pas la dernière. « Qu’on dise que l’humanité croit, et les sceptiques comme l’humanité, c’est un fait incontestable ; qu’on ajoute que l’humanité croit avoir le droit de croire, c’est-à-dire admet que l’intelligence humaine voit les choses telles qu’elles sont, cela est vrai, et les sceptiques ne le nient pas ; mais que, prenant le scepticisme corps à corps, on prétende démontrer que l’intelligence humaine voit réellement les choses telles qu’elles sont, voilà ce que je ne comprends pas. Comment ne s’aperçoit-on pas que cette prétention n’est autre chose que celle de démontrer l’intelligence humaine par l’intelligence humaine ? ce qui a été toujours et sera éternellement impossible. Nous croyons le scepticisme à jamais invincible, parce que nous regardons le scepticisme comme le dernier mot de la raison sur elle-même. »

Telle est la doctrine de M. Jouffroy, constante à elle-même sous mille formes variées, avouant sans détours cette impossibilité de chasser le scepticisme de ce dernier asile inexpugnable, le doute métaphysique sur la véracité de nos facultés. On s’est alarmé de cette concession. — Le scepticisme déclaré invincible ! a-t-on dit ; mais dès lors il n’y a plus de philosophie. — Nous reconnaîtrons volontiers que cette expression isolée, réduite à elle-même, est un de ces mots regrettables dont peuvent abuser les polémiques de mauvaise foi ; mais, ramenée à sa véritable signification, expliquée par la pensée constante de M. Jouffroy, elle ne fait que traduire et mettre dans un relief saisissant un fait très simple, presque naïf, l’impossibilité pour l’homme de penser en dehors et au-dessus de sa condition d’homme. Et dans ces termes, qui donc oserait n’être pas de l’avis de M. Jouffroy ? L’objection de Kant, qu’on le remarque, perd de sa gravité à mesure que l’on considère l’immensité du champ intellectuel qu’elle embrasse ; elle ne s’étend pas seulement aux données ontologiques et à ces actes purs de l’entendement qu’on appelle conceptions et qui embrassent tout l’ordre métaphysique ; elle s’applique logiquement à ces actes de l’esprit qui composent l’observation et qui atteignent le monde visible ; elle s’applique aussi bien à tout cet ordre d’analyses, de déductions et de constructions abstraites d’où procèdent les mathématiques. Que signifie-t-elle au fond ? « Rien contre la science métaphysique en particulier, et ceci, seulement contre toute science, à savoir que toute science humaine est humaine ; il faut s’y résigner. » — « Si l’on ne s’y résigne pas, dit quelque part M. de Rémusat commentant la pensée de M. Jouffroy, si l’on n’admet pas de par la raison cette mystérieuse conviction, on sort de la nature humaine ; par défiance d’elle-même, on s’élève au-dessus d’elle ; pour se dégager de toute relativité, on cherche le pur absolu ; on fait plus que