Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui empruntaient au lieu de la scène un charme mélancolique. Peu à peu les chants cessèrent, les feux s’éteignirent, et l’on n’entendit plus rien que le bruit de quelques avalanches tombées des hauteurs voisines. Bientôt la lune se leva derrière les Monts-Maudits, et, rasant, invisible pour nous, le Dôme-du-Goûté, elle en éclaira les neiges d’une lueur phosphorescente, des plus étranges. Quand elle se dégagea de l’Aiguille-du-Goûté, elle était entourée d’une auréole verdâtre qui se détachait sur un ciel noir comme de l’encre. Les étoiles scintillaient fortement. Le vent ne s’était point calmé, il soufflait par brusques rafales suivies d’un instant de calme. Tout nous annonçait du mauvais temps pour le lendemain, mais personne ne songeait au retour ; nous voulions épuiser notre chance jusqu’au bout, et ne reculer qu’au moment où il nous serait impossible de continuer l’ascension.

Le lendemain, pendant que nous étions occupés à égaliser de nouveau les charges de nos porteurs, qui avaient échangé leurs fardeaux respectifs, j’aperçus tout à coup un vieillard, à nous inconnu, qui gravissait lentement la pente qui conduit au Petit-Plateau : courbé sur la neige, s’aidant quelquefois des mains pour se maintenir, il montait lentement, mais de ce pas égal et mesuré qui dénote un montagnard exercé. Ce vieillard, c’était Marie Couttet, âgé de quatre-vingts ans, qui dans sa jeunesse avait servi de guide à de Saussure. Jadis il était d’une agilité qui l’avait fait surnommer le chamois. Il méritait son sobriquet : nul n’était plus intrépide. Un jour il accompagnait un voyageur anglais dans une course difficile. L’Anglais conservait cet air de flegme et d’indifférence qui caractérise un vrai gentleman. La vue des passages les plus scabreux ne lui arrachait ni un geste d’étonnement, ni un mot qui trahît la moindre hésitation. Irrité de ce sang-froid imperturbable, Couttet avise un pin cembro qui s’avançait horizontalement au-dessus d’un escarpement de 300 mètres de hauteur ; il marche hardiment le long du tronc, et quand il est à l’extrémité, il se couche dessus, puis se suspend par les pieds au-dessus du précipice. L’Anglais le regarda tranquillement, et quand Couttet revint auprès de lui, il lui donna une pièce d’or à la condition qu’il ne recommencerait pas. Tel était dans sa jeunesse l’homme qui nous devançait sur les pentes inférieures au Petit-Plateau. Son intelligence s’était affaiblie avant son corps : il croyait avoir trouvé un nouveau chemin pour parvenir à la cime du Mont-Blanc, et se recommandait comme guide à tous les voyageurs qui tentaient l’ascension. Quoique son offre fût repoussée, il les accompagnait en guise de volontaire jusqu’à une certaine hauteur pour leur démontrer l’excellence de la route impraticable qu’il avait rêvée. Connaissant la monomanie du vieillard, nous lui avions caché soigneusement le jour de notre départ ; mais,