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la ville de Sion, puis la Dent-de-Morcles, le massif imposant de la Dent-du-Midi, les Diablerets, la Tour-Saillière, le Buet, — au-dessous et plus près la chaîne des Aiguilles-Rouges, le Breven, les rochers de Fiz, semblables à deux murailles se rencontrant à angle droit, les aiguilles de Varens, la chaîne des monts Vergi, d’où s’élance l’Aiguille-du-Reposoir, et la pyramide du Môle, coupant en deux la portion occidentale du lac de Genève, — au-delà les chaînes parallèles du Jura, semblables à de légers ressauts de terrain, enfin dans le vague les Vosges et les plaines de la France se confondant avec l’horizon.

Nous passâmes une bonne nuit sous notre tente. Le bruit des avalanches qui tombaient autour de nous sur le Grand et le Petit-Plateau, l’obligation de continuer nos observations météorologiques de deux heures en deux heures interrompaient seuls notre sommeil. À minuit, le thermomètre à l’air libre marquait — 9°,6, et celui couché à la surface de la neige — 19° 9. Cependant nous n’avions pas froid sous la tente, grâce à nos vêtemens en peau de chèvre, à nos sacs en peau de mouton et aux planches minces qui nous séparaient de la neige. Le lendemain matin, nous voulions partir de bonne heure pour la cime du Mont-Blanc. Les guides s’y opposèrent : ils craignaient des accidens de congélation des pieds et voulaient attendre que la neige fût un peu réchauffée. À dix heures, nous quittâmes la tente avec Jean Mugnier, Michel Couttet, Auguste Simond, Jean Cachat, Frasserand et Ambroise Couttet, nous dirigeant vers le fond du cirque. Arrivés au pied des escarpemens, nous passâmes sur les débris d’une avalanche qui était tombée la veille du Rocher-Rouge supérieur ; mais, au lieu de nous diriger par le Corridor vers ce rocher, nous prîmes le chemin de Saussure, abandonné depuis l’accident arrivé le 19 août 1822 dans une tentative faite par le docteur Hamel et le colonel Anderson pour s’élever à la cime du Mont-Blanc. Comme nous, ils marchaient dans la neige fraîchement tombée et commençaient à escalader la pente appelée la côte, que nous gravissions à notre tour. Cette pente est très raide, car dans quelques points elle mesure 43 degrés. On ne peut s’élever qu’en décrivant des zigzags. Les pas des voyageurs, qui se suivaient à la file, coupèrent un triangle de neige superficielle qui se détacha et commença de glisser sur la couche sous-jacente. Pierre Balmat, Auguste Tairraz et Pierre Carrier furent entraînés lentement, mais irrésistiblement, vers une crevasse où ils s’engloutirent aux yeux de leurs compagnons frappés de stupeur. La neige qui descendait avec eux tombait en cascade dans la crevasse et les ensevelit vivans dans le glacier. Tout secours était inutile ; les survivans redescendirent désespérés à Chamounix. Quelques ossemens, des débris de vêtemens, une lanterne écrasée, un chapeau de feutre,