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Nonna ; mais alors les ombres des autres montagnes vinrent successivement se joindre à elle à mesure que le soleil se couchait pour leur cime et former un cortège à l’ombre du dominateur des Alpes. Toutes, par un effet de perspective, convergeaient vers lui ; les ombres, d’un bleu verdâtre vers leur base, étaient entourées d’une teinte pourpre très vive qui se fondait dans le rose du ciel. C’était un spectacle splendide. Un poète eût dit que des anges aux ailes enflammées s’inclinaient autour du trône qui portait un Jéhovah invisible. Les ombres avaient disparu dans le ciel, et nous étions encore cloués à la même place, immobiles, mais non muets d’étonnement, car notre admiration se traduisait par les exclamations les plus variées. Seules, les aurores boréales du nord de l’Europe peuvent donner un spectacle d’une magnificence comparable à celle du phénomène inattendu que personne avant nous n’avait contemplé de la cime du Mont-Blanc.

Le soleil se couchait, il fallut partir. Nous nous attachâmes tous à une même corde, et nous nous précipitâmes vers le Grand-Plateau. En passant près des Petits-Mulets, je ramassai deux pierres sur la neige. Aux bulles de verre qui les recouvraient, je reconnus plus tard que c’étaient des fragmens de rocher dispersés par la foudre qui tombe si souvent sur ces sommités. À partir des Petits-Mulets, nous ne nous arrêtâmes plus, nous descendîmes comme une avalanche, tout droit, sans choisir notre, route ; chacun était entraîné par celui qui le précédait, et Mugnier, qui tenait la tête, s’élançait en sautant sur la pente, enfonçant à chaque pas dans la neige, qui modérait suffisamment l’élan de ce chapelet mouvant. Arrivés au Grand-Plateau, il fallut s’arrêter un moment pour prendre haleine ; puis, d’un pas rapide, nous arrivâmes à notre tente à sept heures trois quarts. En cinquante-cinq minutes, nous étions descendus du sommet, élevé de 800 mètres au-dessus du Grand-Plateau. Quand nous entrâmes dans notre tente, nous crûmes revoir le foyer domestique, et nous y goûtâmes un repos bien mérité. Néanmoins les observations météorologiques furent continuées héroïquement de deux heures en deux heures pendant la nuit. À minuit, le thermomètre marquait — 6°,9 ; la température, de la neige était de — 18°,5 à la surface, et de — 10°,4 à deux décimètres de profondeur. Ces chiffres, plus éloquens que tous les raisonnement, nous démontrèrent que nous avions agi sagement en ne prolongeant pas notre station au sommet du Mont-Blanc ; mais nous restâmes encore trois jours au Grand-Plateau pour faire les observations et les expériences que nous avions été forcés d’omettre au sommet. Nous imitions en cela notre ; maître et prédécesseur de Saussure, qui, après son ascension au Mont-Blanc, alla passer en 1788 quinze jours sur le col du Géant, à 3,400 mètres