Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/424

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pension de l’empereur, tout y passait. La pauvre Constance avait beau redoubler d’économie : elle n’arrivait pas, comme on dit, à joindre les deux bouts.

Et plût à Dieu quelle n’eût pas eu, l’infortunée, d’autres sujets de peine ! Constance était la fille d’un musicien, elle avait du sang d’artiste dans les veines, et savait d’instinct comment on s’y prend pour s’arranger de la misère ; mais comme si ce n’était point assez du manque d’argent, la malheureuse avait encore à faire face aux découragemens de son mari, lorsque celui-ci, en proie à ces mornes et terribles réactions qu’amènent les lendemains d’ivresse, passait ensuite des jours entiers à gronder, à se plaindre, sombre, attéré, querelleur, et n’interrompant sa taquinerie que pour se renfrogner comme un hibou dans un coin. Alors se montraient le courage, le dévouement de cette aimable femme. À force de petits soins, de bonne humeur, elle le ramenait, gagnait un jour ou deux pendant lesquels son cher libertin se reprenait à la vie de famille. L’heure venue, Constance mettait la nappe, on soupait ensemble tête à tête, et Wolfgang, émerveillé de la bonne chère qu’on faisait chez lui (hélas ! Pauvre grand homme, il ignorait à quel prix, et que sa femme avait dans la matinée engagé son dernier bijou), Wolfgang jurait ses grands dieux de rompre à tout jamais avec cette vie de désordre, sermens de joueur et de buveur oubliés le lendemain ! Il l’aimait pourtant, lui, et se serait fait tuer pour elle, et malgré cela combien de torts, de félonies, de vilaines escapades ! On voudrait n’avoir à parler que de ces élans du cœur, de ces aspirations que la fièvre du génie rend excusables ; mais nous n’en sommes plus aux Béatrice, aux Léonore ; avec Aloysia, l’idéal avait jeté sa flamme, et ce qui restait en lui du feu divin, il le gardait pour ses chefs-d’œuvre. L’amour des sens passionnait seul, en dehors de la composition, cette nature dévorée et dévorante. « Raphaël ; disait l’abbé Da Ponte, l’ange Raphaël, mort jadis à trente-sept ans, revit aujourd’hui parmi nous, et s’appelle Mozart. » Qui n’a présent devant les yeux le portrait de la Fornarina, image splendide et fatale d’un modèle également marqué du double signe de la beauté et de la fatalité ? Rarement on a peint quelque chose d’aussi merveilleux crue ce bras mollement arrondi sur la poitrine ; et ces yeux, vit-on jamais rien de plus voluptueusement ombré, de plus doux, de plus charnellement diabolique ? Sirène, femme, ondine, on sent que c’est la perdition. Maintenant de cette Fornarina rapprochez par la pensée ce portrait de la galerie Borghèse où le jeune Raphaël s’est représenté lui-même, le regard embrasé de flamme sombre, la lèvre humide, émue, comme pour appeler la jouissance. Pauvre enfant, vous écrierez-vous, qui, tandis qu’il éclaire le monde, va soi-même se consumant ! Elle cependant