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sourions pas de l’humble somme, bien humble en effet si on la compare à ce que Robert le Diable, en un même nombre de représentations, valut à l’Opéra, mais énorme quand on se reporte à l’époque et pense à l’exiguïté du local, à la modicité du prix des places ! Le 22 novembre de l’année suivante, la Flûte enchantée touchait à sa centième représentation, et le 22 octobre 1795 on célébrait la deux centième[1]. Hélas ! pauvre grand homme, à ce succès fameux il ne devait pas longtemps assister ! Quoique souffrant et occupé d’autres travaux, il venait chaque soir au théâtre, amenant des amis, faisant volontiers sa partie dans l’orchestre. Une lettre qu’il écrit à sa femme en villégiature aux environs de Vienne respire encore, à la date du 14 octobre, la bonne humeur et l’enjouement. Il y raconte comme quoi, cessant tout à coup de venir fonctionner au pupitre, il a mis dans l’embarras son illustre poète-directeur Jupiter-Schikaneder, fulminant désormais du sein d’un nuage qui fond, en pluie d’or ses colères contre son infâme petit maître. Cependant, vers la fin de ce mois, le malaise s’accrut, et à quelques semaines de là Mozart gisait sur son lit de mort. Né le 27 juin 1756, il n’avait pas encore trente-six ans. Comme il était venu au monde, il en sortait : plein d’œuvres, de lumière, n’ayant connu ni les infirmités de l’âge, ni les défaillances de l’inspiration. Constance est là qui ne le quitte plus : la douce et noble femme a tout oublié pour ne se souvenir que de son devoir, de son amour. Sans illusion sur la gravité du mal, le désespoir au fond du cœur, elle appelle à son aide les sourires, les paroles consolantes. Lui travaille à son Requiem. On croirait qu’il meurt, il compose ; les doigts étendus dans le vide, il joue de l’orgue, et prête l’oreille comme pour entendre les trompettes du jugement. Cette musique sibylline, qui la lui a commandée ? Une voix d’en haut, un de ces pressentimens à la Michel-Ange comme en eurent deux ou trois, de ces sublimes visionnaires devant lesquels l’histoire dévoile à distance ses mystérieuses profondeurs. Laissons Stendhal, crédule et

  1. Je doute qu’il existe un ouvrage dont le succès se soit moins démenti. Don Juan même ne fut jamais si populaire en Allemagne. Depuis soixante ans et plus, la Flûte enchantée se maintient au répertoire, et sur les plus grandes scènes comme sur les moindres reparaît de temps en temps, à la satisfaction de tout le monde. Presque toujours la salle est comble. Aux petites places surtout, c’est un vrai délire. Il faut les voir, garçons et jeunes filles, s’amuser, applaudir, suivre en ses divagations cette féerie que Mozart a remplie de son âme ! — Schikaneder, voyant l’immense succès, y prit goût ; il se dit : « Bis in idem, réitérons, » et composa une seconde partie, le Labyrinthe, ou la Lutte avec les élémens, pour faire suite à la Flûte enchantée. Winter, l’auteur du Sacrifice interrompu, un estimable partitionnaire de l’époque, écrivit la musique ; mais Mozart absent, plus de fête ! Ce labyrinthe fut peu hanté, et ceux qui vinrent s’y fourvoyèrent.