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sceptique, philosophi gens credula, nous raconter, sur la foi de vingt autres romanciers de son espèce, l’anecdote du sombre inconnu venant jeter l’épouvante des sanctuaires dans cette âme éperdue, hallucinée. Ces fantastiques inventions aujourd’hui ne sauraient avoir cours. De même que Michel-Ange peuplant la Sixtine de ses prophétiques évocations, Mozart écrivant son Requiem sentit ses épaules fléchir sous le poids des grandes compassions modernes ; il vit l’histoire s’entrouvrir et se dresser l’échafaud de Louis XVI et de Marie-Antoinette, la chère princesse de ses souvenirs, la fille auguste et sacrée de cette grande Marie-Thérèse qui l’avait tenu, lui tout enfant, sur ses genoux. Intuition de somnambule, âme croyante et voyante de catholique et de philosophe, centre de résonnance où vibraient toutes les sympathies en vigueur dans son siècle, toutes les idées même chimériques en préparation, Mozart n’avait pas besoin d’invoquer le surnaturel pour lire à livre ouvert dans les événemens déjà prochains de la révolution française et composer, sous l’inéluctable dictée de son génie, le sunt lacrymœ rerum musical de la plus tragique de ses catastrophes.

Souvent, vers le soir, après être resté des heures absorbé, il souriait à Constance en regardant sa montre. « Bon, disait-il, voici le moment où la « reine de la Nuit fait son entrée, » et il ajoutait en soupirant : « Hélas ! ma pauvre Flûte enchantée, si je pouvais l’entendre encore, ne fût-ce qu’une seule fois ! » Puis il se mettait à siffloter doucement les couplets de l’oiseleur. Ce fut ainsi qu’il mourut, cette aimable chanson sur les lèvres et son âme, — comme un lac tranquille dont le soleil couchant vient d’irradier sa transparence, — sa belle âme endormie dans l’apaisement de l’idéal.

Pendant ce temps, la ville et la cour fêtaient les Italiens. L’envieux Salieri, directeur de l’opéra, qui détestait Mozart, ne se lassait pas de produire les chefs-d’œuvre de Martini, l’auteur plus facile à comprendre de la Cosa rara. À lutter contre ces petites intrigues d’une coterie étrangère, l’empereur Joseph II, qui voulait fonder une scène d’opéra national, avait usé sa peine. À son règne succédait celui d’un empereur idolâtre de Cimarosa. Ce n’était plus assez pour Léopold d’entendre une seule fois dans la soirée le Mariage secret. Le rideau baissé, il descendait sur le théâtre, donnait ses ordres souverains, et tout ce monde de chanteurs et de cantatrices, d’instrumentistes et de souffleurs, après avoir fait joyeuse ripaille, sablé d’expert gosier les vieux vins de la cave impériale, venait de nouveau prendre son poste, puis la musique recommençait. Le goinfre Cimarosa mangeait et buvait pour quatre ; Da Ponte, son compère et librettiste, en abbate bon vivant, lui tenait tête. Les morceaux engloutis, les verres vidés rubis sur l’ongle, à peine se