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sentiment de bien-être profond. Rien de théâtral, d’antithétique ; une atmosphère égale, pure, élyséenne. Seuls, deux morceaux par leur coupe et leur accent tranchent sur ce fond d’azur : les deux airs de la reine de la Nuit. La forme s’amplifie. Récitatif andante, allegro, vous avez le poème du grand air italien, et dans ce poème le naturalisme dm génie allemand. La reine de la Nuit appartient au règne des esprits élémentaires. Puissance extra-humaine, mais non pas surhumaine, comme sont les génies, elle marche entourée d’une lumière décevante, d’un rayonnement prestigieux. Il fallait pour caractériser cette vision démoniaque, des sonorités spéciales, et rappelant par leur éclat strident l’éclat phosphorescent des étoiles de son diadème, si différent de l’auréole céleste répandue autour des trois génies. En plaçant le point d’activité de cette voix en dehors des sphères ordinaires et sur des hauteurs accessibles aux seuls instrumens, Mozart donne à son personnage une prodigieuse intensité de fantastique. À ce sens mystérieux du rôle, au moins n’aura pas manqué la jeune et vaillante Suédoise qui joue la reine de la Nuit au Théâtre-lyrique. En vraie fille du Nord, en sœur de Jenny Lind, elle a compris l’idée du maître. Si sa voix aiguë et vibrante escalade le ciel, c’est pour maudire de plus haut comme une titanide ; les notes sortent de sa bouche comme des vipères de feu, elle a des ricanemens d’Hécate. Il y a un moment où c’est quelque chose de musicalement inappréciable, un chant d’oiseau des ténèbres. C’est le beau dans l’horrible, les sorcières de Macbeth l’applaudiraient.

J’ai dit que tout le monde faisait son devoir ; par tout le monde j’entends aussi le public. Notre époque a cela d’excellent, qu’elle pratique ouvertement le culte du génie ; le respect, qui sur tant d’autres points nous a quittés, sur celui-ci nous est venu. Il y a quarante ans, on sifflait Shakspeare, le sauvage ivre ; on riait au nez de Beethoven, de Weber : aujourd’hui, de telles orgies révolteraient les plus sceptiques. Ceux même qui frondent tout, raillent tout, les plus tapageurs devant certains noms se découvrent. Touchez à Dieu, si vous voulez, mais ne touchez pas à Mozart. On dirait qu’à mesure que l’éternel divin perdait des droits, l’éternel humain en gagnait. Il est vrai que cet humain-là, par d’autres voies et sous d’autres formes, ramène au divin. En ce sens, Mozart et Raphaël sont des apôtres. Voyez le public au Théâtre-Lyrique : il accourt, il afflue, et, poussé, pressé, haletant, écoute, se laisse ravir, enchanter. Une féérie où le merveilleux procède de l’intelligence, jamais pareil spectacle en France ne s’était vu ! La partie gaie, viennoise, amuse ; tous ces lieder frais, jolis, vont et viennent comme les oiseaux du bois, voletant, gazouillant. On sourit d’aise, le cœur se dilate, s’épanouit à ces battemens d’ailes, à ce printemps, à cette mélodie