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dans l’espace et dans le temps, et qui embrasse l’homme lui-même ? Plus j’étudie la nature, plus se confirme en moi la pensée qu’elle forme un tout raisonnable. Jamais les idées qui me servent à la comprendre ne se sont trouvées démenties : autrement il n’y aurait point de science. Le champ des découvertes a beau s’étendre : tous les phénomènes viennent les uns après les autres se coordonner dans le système général, et l’avenir même se plie à nos prévisions. Pourquoi donc supposerions-nous que tout cela est notre œuvre, et que nous sert-il, suivant la comparaison de Kant, de faire tourner la terre autour du soleil, au lieu de faire tourner, comme Ptolémée, le soleil autour de la terre ? On remarquera d’ailleurs que cette hypothèse, qui se présente en apparence comme modeste, puisqu’elle prétend ne pas vouloir se prononcer sur les choses telles qu’elles sont en soi, est au contraire passablement orgueilleuse, puisqu’elle consiste précisément à attribuer à l’esprit humain tout ce qu’il y a pour nous de plus grand et de plus merveilleux dans la nature elle-même.

Supposons cependant qu’on admette cette hypothèse, afin d’éviter les embarras qui pourraient naître de l’hypothèse opposée ; croit-on avoir par là coupé court à toute difficulté, réfréné à tout jamais la curiosité humaine, assuré à l’esprit humain cette tranquillité, cette ataraxie, suivant l’expression des pyrrhoniens, à laquelle ont toujours prétendu les sceptiques de tous les temps ? C’est ici que Kant me paraît avoir été sous le prestige de cette illusion, commune à tous les inventeurs de systèmes, qui consiste à croire que tous les esprits pourront s’arrêter là où l’on s’est arrêté soi-même, et se satisfaire de ce qui nous a satisfaits. Embarrassé du monde objectif, Kant a pensé que la solution de toutes les difficultés était de subjectiver toutes choses. Quand il avait fait passer un problème de l’objectif au subjectif, il croyait avoir tout fait, et il ne paraissait pas soupçonner que le subjectif à son tour ne pouvait se suffire à lui-même, qu’il y avait là un monde nouveau d’obscurités et de difficultés. On explique le dehors par le dedans, la nature par l’esprit, l’objet par le sujet… Fort bien ; mais le sujet lui-même, comment l’explique-t-on ? Dans ce sujet, il y a des formes à priori de la sensibilité, des catégories de l’entendement, des idées pures de la raison, et tout cela forme un système si bien lié que c’est grâce à lui que l’esprit pense la nature, et au-delà de la nature un monde intelligible, dont on ne peut pas nier au moins la possibilité. Je le demande, d’où viennent ces formes à priori, ces catégories, ces idées ? D’où vient cet entendement qui juge tout et qui crée tout ? N’est-il pas lui-même le plus étonnant des miracles ? Cette conception d’un monde supra-sensible, d’une nature soumise à un ordre rationnel, a beau être subjective : encore faut-