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la lutte commence. Si le prêtre marié vit ou se retrouve au milieu de populations qui l’ont connu, dont il a été le pasteur, il voit s’amasser contre lui toutes les défiances, les moqueries, les diffamations, les mépris ; pour tous, il est un abbé défroqué, un homme qui a renié Dieu. Si la femme qu’il a épousée, si l’enfant qui lui nait, comme la fille et la femme de l’abbé Sombreval, ont quelque teinte religieuse, l’ennemi est dans le foyer, ou, si ce n’est l’ennemi, la souffrance, la plainte muette et douloureuse, le reproche vivant et permanent. C’est une lutte obscure, poignante, pleine de fatalités insaisissables sous lesquelles une destinée succombe.

Je m’arrête. L’idée existe sans nul doute ; elle peut, si elle se trouve fécondée par une inspiration juste, prendre la forme d’un drame sombre, aigu et saisissant. Est-ce là l’idée du roman de M. Barbey d’Aurevilly ? Il se pourrait qu’elle se fût présentée vaguement, confusément, à l’esprit de l’auteur. Malheureusement il passe à côté. Comme il arrive à tous les esprits dont la force et la netteté de conception n’égalent pas l’ambition, les personnages de M. Barbey d’Aurevilly ne vivent pas, quoiqu’ils se démènent très fort. Ce sont des personnages de carton qu’un fil fait mouvoir, et qui donnent la représentation dans un paysage normand où la scène se déroule. Je soupçonne cet abbé Sombreval de n’être nullement ce bloc de granit et ce savant de premier ordre que nous dépeint l’auteur, d’être tout simplement un gros bonhomme normand, ayant plus de jactance que de génie, plus de grossièreté opaque que de supériorité. La fille de Sombreval, cette jeune fille qui est l’expiation pour son père, me fait l’effet, avec ses névroses et ses maladies innomées, d’être tout bonnement scrofuleuse. Quant au jeune homme qui se fait le chevalier et le platonique amant de la fille du prêtre, quant à ce Néel de Nehou, c’est un jeune niais qui ne trouve rien de mieux à faire que de chercher à se casser le cou pour toucher le cœur de sa maîtresse. Il y a là une certaine course effrénée en voiture à travers champs qui peut servir de modèle. Il reste à se demander comment le jeune Néel de Nehou a pu aller si loin en partant d’une si belle allure, après avoir grisé ses chevaux avec du vin du Rhône. Il en est quitte pour quelques contusions et quelques membres désarticulés, et il n’a pas, à coup sûr, tout ce qu’il mérite.

Je ne parle pas de la magicienne normande, la Malgaigne, qui sait tout, voit tout, qui est le fantôme acharné sur Sombreval pour lui reprocher le crime de son apostasie, pour lui annoncer sa mort et la mort de sa fille. Tout cela est vraiment étonnant de décousu et de fantasmagorie, et, si vous voulez avoir le dernier mot, allez tout de suite à cette scène suprême où Sombreval, qui s’est réfugié au séminaire de Coutances, arrive tout juste pour déterrer sa fille qu’on vient d’ensevelir ; il l’emporte dans ses bras comme un furieux, et va disparaître dans un étang. Ah ! le terrible prêtre et le terrible père que nous a donné là M. Barbey d’Aurevilly ! Et aussi le terrible roman qu’il nous fait lire ! Il y a pourtant quelque chose