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cœur de la Kabylie ; là vivent les tribus guerrières par excellence, fortes ensemble de 35,000 fusils[1]. Seules elles ont conservé intactes la langue, la coutume, les institutions nationales, parce que seules elles n’ont plié sous aucune domination avant la nôtre[2], et leur prestige est tel que leur tranquillité suffit à garantir la paix générale de la Grande-Kabylie.

Il faut avoir parcouru le Djurdjura pour se douter de la force défensive qu’il présente. La chaîne principale atteint par points une altitude de 2,200 mètres ; quand les neiges ne la couvrent pas[3], les grands rochers qui la couronnent suffisent à rendre périlleux les passages entre les deux versans. De quelque côté qu’on aborde le pays, ce sont ou montagnes abruptes offrant des défilés qu’une poignée d’hommes défendrait contre une colonne, ou vallées profondes, souvent infranchissables, qui servent de fossés à une série de forteresses naturelles séparées. Sur les pitons se dressent les villages, bâtis en pierres solides et entourés de ravins, de chemins creux, de retranchemens, de haies vives. Qu’on se figure, au sein de ce pays, à une population beaucoup plus serrée que la population moyenne de la France[4], et l’on mesurera toute la portée qu’aurait prise l’insurrection, si elle avait compté de pareils alliés.

Or est-ce la force des armes qui a maintenu ces Kabyles dans le devoir ? Non ; deux mille hommes à peine occupaient leur territoire.

  1. Le nombre des fusils est généralement une moyenne entre le quart et le cinquième de la population. Les vrais Kabyles du Djurdjura sont au nombre de 160,000 environ, compris dans tout le cercle de Fort-Napoléon et une partie des cercles de Dra-el-Mizan et de Tizi-ouzou.
  2. Si incomplets que soient les documens historiques qui concernent la Kabylie du Djurdjura, il en ressort qu’elle est demeurée indépendante durant les périodes romaine, vandale, byzantine, arabe et turque. Abd-el-Kader lui-même essaya vainement d’y établir son autorité ; il n’y pénétra qu’une fois, et encore à titre de pèlerin. Quand les Kabyles devinèrent ses projets de domination, ils le prévinrent que, s’il revenait jamais, au lieu d’être reçu avec le kousskouss blanc de l’hospitalité, il le serait avec du kousskouss noir, c’est-à-dire de la poudre.
  3. Il neige dans le Djurdjura depuis novembre jusqu’à la fin de février. Les hivers sont froids et humides, les étés tempérés.
  4. Une statistique fort intéressante, due au général de Neveu, qui commande la subdivision de Dellys, établit que la population spécifique de la Kabylie du Djurdjura est de 77,17 par kilomètre carré ; celle de la France n’est que de 60,27, et celle du pays arabe dans le Tell n’est que de 15. La Kabylie est deux fois plus peuplée que le Cantal, la Haute-Marne et l’Indre, deux fois et demie plus, que les Landes et la Corse, trois fois plus que la Lozère, les Hautes et les Basses-Alpes. Sur les 89 départemens de France, 18 seulement ont une population spécifique supérieure à celle de la Kabylie. Ces 18 départemens sont précisément ceux, qui comprennent les plus grandes villes et offrent les plus fortes agglomérations urbaines, d’où il serait presque permis de conclure que nulle part en France la population agricole n’est aussi dense que la population kabyle.