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Auraient-ils ignoré les nouvelles du théâtre de l’insurrection ? Pas davantage : il est dans le Djurdjura des tribus voyageuses dont les colporteurs vont aux extrémités de l’Algérie. Chaque semaine en ramenait plusieurs au pays, qui venaient sur les marchés raconter et grossir les événemens. Aucune des phases de la guerre ne leur est restée inconnue ; les imaginations avaient même toute matière à s’exalter avec des bruits merveilleux et étranges comme ceux-ci : « marcherait-on trois jours dans le camp du chef de la révolte, qu’on n’en verrait pas la fin… La tente du chérif n’était qu’or et argent ; rien n’égalait le luxe des insoumis dans leurs vêtemens et les harnachemens de leurs chevaux… Les rebelles s’appuyaient sur de formidables amis à l’ouest et à l’est : c’était tantôt l’empereur du Maroc qui leur envoyait des renforts commandés par son propre frère, et un contingent de nègres dont l’armement dépassait toute perfection, tantôt le bey de Tunis qui annonçait à ses bataillons kabyles qu’ils iraient bientôt manger la figue chez leurs frères du Djurdjura… Le sultan de Constantinople, comme chef de la religion, avait béni la guerre sainte ; secrètement lié à l’Angleterre, il projetait d’expulser les Français de l’Algérie. Abd-el-Kader lui-même dirigerait les opérations, et déjà de sa personne il s’était mis à la tête des mouvemens du sud pour reprendre pied sur cette terre qu’il allait reconquérir[1]. »

Enfin les sollicitations et les promesses des rebelles n’ont pas été, comme bien l’on pense, épargnées aux Kabyles, mais sans plus de succès. Quelques Zouaouas entre autres, appartenant à la plus grande confédération djurdjurienne, traversaient, dans la province d’Oran, le territoire des Flittas, lors du soulèvement de cette importante tribu. Ils se voient entourés, accueillis, choyés ; bientôt des ouvertures leur sont faites. « L’heure a sonné pour la Kabylie de prendre les armes, disent les Flittas. Si les Français divisent leurs forces, ils sont perdus ; en aidant à notre délivrance, vous assurerez la vôtre.

« — Fort bien, reprennent les Kabyles ; mais en 1857, quand nous supportions tout le poids de l’armée française, que faisiez-vous ?

« — "Nous étions en paix.

« — Vous étiez en paix ? Eh bien ! nous y sommes à notre tour, et nous voulons y rester. »

La tranquillité de la Grande-Kabylie n’a donc sa raison d’être ni dans la pression de la force, ni dans l’ignorance des événemens, ni dans le défaut de sollicitations de la part des insurgés ; alors à quoi

  1. Ces bruits divers, que nous avons recueillis nous-même dans le Djurdjura durant l’automne de 1864, ont circulé avec persistance pendant toute l’insurrection algérienne sans exciter chez les Kabyles la moindre agitation.