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comme ailleurs, son prestige : l’intelligence, l’éloquence, le renom militaire, la fortune, la naissance même, sont autant de titres à l’influence dans la djemâ, et le pouvoir de l’amine, quelque soumis qu’il paraisse au contrôle de l’assemblée populaire, grandit singulièrement par la valeur de celui qui l’exerce. C’est assez dire le rôle capital que joue l’élection d’un amine dans la vie politique de la société kabyle. Sauf le cas exceptionnel où l’amine est désigné d’avance par la voix publique, il faut compter, dans toute élection, avec la personnalité ardente et orgueilleuse du compétiteur kabyle, avec l’ambition de chaque kharouba, qui aspire au pouvoir pour l’un de ses membres. Quelques tribus du pays des Zouaouas avaient établi sagement que tout village demanderait son amine à chacune de ses kharoubas tour à tour. Cet usage n’a point prévalu ; le caractère kabyle se plaît à la lutte et à la recherche. Plaçons-le donc dans sa véritable sphère et mettons deux partis en présence. Les orateurs ne manquent point pour exalter devant la djemâ les mérites de leurs candidats. Le Kabyle aime la parole, volontiers il en subit le charme ; mais l’éloquence elle-même a fort besoin d’une bonne voix qui se fasse écouter au milieu des querelles, des interruptions et du tumulte. Si l’on finit par s’accorder ou qu’une forte majorité se dessine, l’amine est acclamé, et un marabout lit la prière du fatah qui appelle la bénédiction du ciel sur l’assemblée et son nouvel élu. Si aucun des partis ne cède et que leurs forces se balancent, le village peut rester sans amine, c’est l’anarchie ; le temps est alors venu de l’intervention des marabouts, qui ont un rôle reconnu de tous, le rôle sacré de la conciliation.

Que sont ces marabouts admis ainsi comme médiateurs ? Leur nom le dit, des hommes attachés à Dieu[1]. Si, en montrant un village de marabouts, vous demandez à un Kabyle : « Qui habite ce village ? » il vous répondra : « Ce ne sont pas des Kabyles, ce sont des marabouts. » La tradition leur donne en effet une origine arabe : les premiers marabouts du Djurdjura seraient des Arabes de l’ouest, peut-être des Maures chassés d’Espagne qui vinrent demander asile comme serviteurs de Dieu et comme proscrits. Les différends étaient nombreux, les guerres civiles fréquentes dans la montagne ; pieux et désintéressés au sein de ces luttes, les marabouts furent naturellement choisis pour arbitres, et s’établirent là même où leur neutralité servait à séparer les parties hostiles. Avec le temps, ils formèrent des kharoubas, des dechras, même des tribus spéciales. Pour se faire mieux accepter de la société kabyle, ils prirent ses institutions et sa coutume, adoptèrent sa langue, sans

  1. L’étymologie du mot marabout est marabeth, qui signifie attaché, lié.