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le territoire d’une autre y trouve un abri certain sous l’anaïa de cette tribu.

Mais c’est assez d’exemples pour placer l’anaïa sous son jour à la fois moral et utile. L’anaïa grandit le citoyen par le droit de médiation et de protection qu’elle lui donne ; elle resserre les liens d’une société souvent divisée en laissant ouverte partout, en guerre comme en paix, la porte de l’hospitalité. « L’anaïa est notre sultan, » disent les Kabyles, et voici en quels termes éloquens une djemâ du Djurdjura répondait un jour au commandant supérieur de Dra-el-Mizan, pour défendre l’inviolabilité de ce grand principe : « Vous nous en voulez parce que nous donnons refuge à des gens qui sont vos ennemis, et cependant nous ne faisons que suivre la loi de Dieu. Quelle confiance aurez-vous en nous, quand vous entrerez dans nos montagnes, si dès à présent nous vous livrons ceux qui sont venus nous demander asile ? Répondez, et dites-nous si vous ne feriez pas vous-mêmes ce que vous nous reprochez. Notre anaïa est le pouvoir qui nous a gouvernés jusqu’à ce jour ; la poudre a fait taire les familles qui voulaient porter le trouble parmi nous. Nous aimons et l’anaïa et la poudre, parce que toutes deux nous ont permis de régler nos affaires sans recourir à l’étranger ; le jour où nous cesserons d’en faire cas sera celui de notre décadence[1]. »

Dans l’anaïa, nous n’avons saisi qu’un trait particulier à la coutume ; or, pour prendre une idée exacte de l’état social d’un peuple, il le faut nécessairement juger sur des questions d’intérêt général, comme celles qui touchent à la famille et à la propriété. La comparaison avec des sociétés différentes fournit alors à l’étude un élément précieux.

La famille se constitue en Kabylie, comme ailleurs, par le mariage. La polygamie est rare, elle est permise cependant ainsi que dans la loi arabe ; mais, en ce qui regarde la situation de la femme, une différence profonde sépare la coutume kabyle de la loi musulmane aussi bien que de la nôtre. La femme kabyle, que nous voyons sortir librement de sa maison, aller aux fontaines et par les chemins sans se voiler le visage, diriger les travaux de l’intérieur, s’asseoir même au repas devant son mari, — cette femme, aux yeux de la loi, n’est pas une personne. Le père, en mariant sa fille, la vend au plus offrant ; pour l’époux, la femme est une chose qu’il achète. Le mariage en effet a tous les caractères d’un marché. La demande est adressée au père par un tiers qui débat avec lui le prix de sa fille[2].

  1. Lettre adressée en 1851 par une djemâ de la confédération des Guechtoulas au commandant supérieur de Dra-el-Mizan.
  2. A défaut du père, ce sont les frères ou même le tuteur qui la rendent. À défaut de tout parent mâle, c’est la mère qui en dispose.