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je veux laisser aux pauvres tel champ, tels arbres qui m’appartiennent, » les héritiers seront forcés d’en faire l’abandon, et ce legs formera une propriété rabbi ; mais qui paiera les semences ? Une cotisation du village. Qui fournira le labour ? Une corvée générale ou touiza, dont nul citoyen ne sera exempt. Un peuple aussi hospitalier à tous ne pouvait qu’être charitable pour ses pauvres, et les pauvres sont nombreux sur une terre impuissante à faire vivre tous ceux qui l’habitent. Ce n’est pas que la misère y naisse jamais de la paresse : tant qu’il a de force, l’indigent demande courageusement son existence au travail ; mais quand l’âge et les infirmités l’arrêtent, la société accepte comme un devoir naturel de le secourir. Il n’est pas de fête, point de récolte d’où le malheureux revienne les mains vides, et même à la maturité des fruits un usage touchant ouvre aux pauvres l’accès des jardins et leur permet de s’y nourrir. C’est la saison joyeuse où chacun a ses vivres assurés, c’est le bon temps des loisirs qui suivent la moisson ; c’est l’époque des figues, bien connue en Kabylie pour l’époque des exaltations et des ardeurs guerrières. Demandez à un Kabyle pourquoi ; il vous répondra : « Quand le ventre est content, la tête chante ! »

En dehors de ces questions capitales de la famille et de la propriété, la comparaison de la coutume du Djurdjura avec notre législation civile peut présenter encore d’intéressantes analogies ; mais il faut se borner ici à quelques indications principales. La loi kabyle, comme la nôtre, fait de l’adoption un acte solennel : elle veut que l’adoptant soit plus âgé que l’adopté, et que la djemâ réunie assiste à l’adoption. La douceur avec laquelle l’autorité paternelle s’exerce, les règles de la tutelle[1], celles de l’interdiction applicable aux aliénés et parfois aux prodigues autorisent le même rapprochement. Les biens se distinguent comme dans notre code en meubles et immeubles. Les droits d’accession et d’alluvion sont strictement prévus. Ainsi de l’usufruit, ainsi encore des servitudes, qui offrent même une série de cas particuliers dont nous n’avons aucune idée[2].

En matière de successions, la coutume s’écarte, sur trois points, de la loi française : elle n’appelle pas les femmes à hériter, et n’admet ni la représentation ni le bénéfice d’inventaire. « Ouvre les yeux, dit le Kabyle, avant d’accepter une succession ; quand tu

  1. La femme elle-même peut être tutrice de ses enfans mineurs.
  2. Telle porte, par exemple, doit rester fermée à certaines heures où elle donnerait vue sur les femmes du voisin ; — sur tel chemin passera la vache et non le veau, sur tel autre la bête de somme en laisse et non en liberté. C’est surtout pour les sentiers interdits aux hommes et réservés aux femmes que les droits de passage sont sévèrement réglés.