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parfaite égalité ; « l’enfant qui vient de naître a sa part comme le vieillard, » ainsi l’ordonne la coutume. Pour peu que le trésor public ne suffise pas à l’ouzia, une cotisation extraordinaire, proportionnée à la fortune de chacun, vient compléter ce qui manque. Dès que l’ouzia est résolue, chaque tamen déclare à l’amine le nombre de bouches de sa kharouba ; il n’oserait pas exagérer ce chiffre, car une amende sévère le menace, et les autres tamens, intéressés à empêcher la fraude, le contrôlent. Grâce aux garanties sérieuses qui président à ce calcul, le nombre de bouches comptées au moment d’une ouzia représente rigoureusement le nombre des habitans, et ce n’est pas le côté le moins curieux de ce singulier usage que de pouvoir servir de base naturelle et stricte au recensement de la population.


IV

Peu d’années avant 1830, cinq des principaux chefs kabyles de la vallée du Sébaou, — et parmi eux le père de Mohammed-ou-Kaci[1], — étaient attirés dans un guet-apens et traîtreusement massacrés par les Turcs. Un jour que nous demandions à Mohammed-ou-Kaci de nous préciser la date de ce gros événement : « Mon père fut tué, nous dit-il, pendant un rhamadan, à l’époque de la recolle des fèves. » Ce mot, qui rattache le meurtre d’un père au souvenir d’une récolte, peint toute la préoccupation du Kabyle pour la vie positive : enfant d’une terre souvent ingrate, il faut bien qu’avant tout il pense à vivre.

S’il suffisait de soigner beaucoup la terre pour en obtenir beaucoup, le Kabyle aurait la part belle. Il s’entend mieux que l’Arabe à élaguer les mauvaises herbes, à nettoyer et fumer son terrain, à le faire reposer en alternant les produits, et il serait volontiers tout à l’agriculture, si les céréales devaient lui promettre assez pour sa consommation ; mais il a beau manier patiemment la pioche et la charrue[2], il ne peut rien contre l’aridité des roches[3], contre la raideur des pentes et la violence des eaux[4], qui entraînent

  1. Mohammed-ou-Kaci, mort maintenant, a été notre dernier bach-agha du Sébaou et s’est conduit toujours en allié brave et fidèle.
  2. Il cultive partout où c’est possible le blé, l’orge, le mais, le sorgho, les fèves, pois, artichauts, pimens, et le tabac.
  3. Les roches du Djurdjura sont parfois calcaires, généralement schisteuses.
  4. Si les grains font défaut, la force motrice ne manque pas aux moulins. En hiver, la plupart des ravins deviennent des torrens ; en été même, la montagne n’est jamais privée d’eau ; les sources y sont abondantes, et l’eau fort bonne à boire. Les rivières du Sébaou et de l’Oued-Sahel, aussi bien que leurs affluens directs, si réduits qu’ils soient par la sécheresse, ne tarissent point.