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commerce, et non dans l’idée de comprendre le livre sacré de sa foi. De là cette conclusion qui a sa portée : c’est que le Kabyle ne place pas seulement sa loi politique et civile au-dessus de sa loi religieuse, mais que même ses préoccupations d’intérêt industriel ou commercial passent avant sa religion.


V

Le Kabyle est en effet un musulman sans fanatisme ni respect excessif pour les prescriptions du Koran. Au besoin il ne craint pas de faire l’esprit fort : s’il a trop soif pendant le rhamadan, il se mettra volontiers, en plein jour, un morceau de glace dans la bouche, sous prétexte que ce n’est ni boire ni manger. S’il tue un sanglier et que la faim le presse, il mangera, sans trop de scrupule, la viande interdite ; Dieu est grand et pardonnera les faiblesses de l’homme. L’histoire est là d’ailleurs pour nous dire que les Kabyles ont apostasie jusqu’à douze fois avant d’embrasser franchement l’islamisme[1] ; les populations du Djurdjura étaient chrétiennes lors de leurs guerres contre Rome[2], et la croix que beaucoup de femmes kabyles portent tatouée sur le front apparaît peut-être comme une trace dernière et fidèle d’une religion oubliée.

Chaque village a généralement sa mosquée, reconnaissable à sa construction plus soignée, à ses murs plus blancs que les autres ; mais la montagne compte en outre certains établissemens religieux d’une importance particulière, destinés tout ensemble à l’hospitalité et à l’instruction : ce sont les zaouias. On a vu comment, à l’origine, les marabouts ont pris pied en Kabylie pour séparer des populations hostiles ; c’est sur le champ de bataille, sur le terrain de poudre des parties belligérantes qu’ils se fixèrent avec le consentement commun des deux parties. Sur chacun de ces terrains, autour de la tombe du premier marabout résidant et par les soins de ses successeurs, s’est généralement élevée une zaouïa.

La zaouïa peut former un vrai village ayant, comme les autres, sa djemâ et son amine. Plus souvent c’est un établissement occupé par des marabouts et comprenant alors une maison hospitalière, une école ou mammera, des habitations pour ceux qui viennent s’y instruire.

  1. Ibn-Khaldoun, t. Ier, p. 198.
  2. Les historiens et les géographes latins appellent le Djurdjura mons Fetratus (le mont bardé de fer), et ses habitans Quinquegentiani (les cinq tribus). Ces tribus étaient chrétiennes au IVe siècle de notre ère, et Firmus, leur chef, leur fit embrasser le donatisme en l’an 372, par esprit d’indépendance, afin de mieux montrer qu’il ne voulait rien avoir de commun avec les Romains, pas même la religion. De là le nom de firmiens donné aux donatistes. — Voyez Amm. Marcellin, liv. XXIX, ch. V, et saint Augustin, let. 87, t. II, p. 15, édition Poujoulat.