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La zaouïa la plus célèbre en Kabylie, célèbre dans l’Algérie entière, est celle de Sid-Abderraman[1] ; elle fait plus que donner l’hospitalité et l’instruction, elle sert de foyer à une grande association religieuse, où se mêlent Kabyles et Arabes, dont tous les membres se nomment khouans, c’est-à-dire frères, dont l’organisation hiérarchique comprend un khalifa ou grand-maître habitant la zaouïa, et des mekaddems ou délégués du grand-maître établis dans divers centres de la montagne. Cette association fait dans l’ombre des prosélytes nombreux, elle a des pratiques mystérieuses. Sa devise est, « obéissance et pauvreté ; » son mot d’ordre : « haine contre tout ennemi de Mahomet. » Ce sont ses agens secrets qui partout vont ranimer la foi, c’est de son sein que sort tout agitateur qui se dit inspiré et lève le drapeau de la guerre sainte[2]. Les zaouïas servent de but aux pèlerinages ; chacune a sa légende de miracles[3]. Outre les dons en nature et en argent des pèlerins, elles peuvent recevoir par legs testamentaires des propriétés qui prennent le nom de habbous, et sont, comme la terre des pauvres, labourées au moyen de corvées générales que fournissent les villages environnans. La zaouïa dépense son budget en frais d’entretien et d’hospitalité ; les pauvres surtout, dussent-ils frapper vainement à toutes les portes, ont l’assurance que celle d’une zaouïa ne leur sera jamais fermée.

L’école ou mammera s’ouvre à tous les élèves, de quelque point qu’ils viennent, et perçoit d’eux, à leur entrée, pour frais d’instruction, une faible somme une fois payée. Elle leur offre l’enseignement : c’est à eux de subvenir à leur existence par des quêtes ou achours ; ils en font trois par an, après la moisson, à l’époque des figues, à celle des olives, et ne laissent pas de promener leur besace au milieu des fêtes du voisinage[4]. La mammera ne refuse

  1. Elle est située dans la tribu des Ait-Small (confédération des Guechtoulas).
  2. Abd-el-Kader lui-même était khouan de Sid-Abderraman. Les savans travaux de M. le général de Neveu et de M. Brosselard ont contribué à élucider la question des khouans, jadis si obscure.
  3. Voici la légende de la zaouïa de Sid-Abderraman. Le saint marabout Sid-Abderraman vivait au commencement de notre siècle. Originaire d’Alger, il passa sa vie et mourut dans le Djurdjura, chez les Aït-Small, qui élevèrent une koubba ou mosquée sur sa tombe. Les Algériens, irrités de savoir son corps en terre kabyle, arrivent nombreux dans la montagne, comme pour prier près du tombeau, et de nuit ils enlèvent les restes du saint, qu’ils emportent à Alger et enterrent dans une koubba nouvelle. Grand émoi des Kabyles ; ils ne parlent de rien moins que de marcher sur Alger quand, dans une dernière visite au tombeau qu’ils croyaient vide, ils y retrouvent intact le corps de Sid-Abderraman. Dieu avait permis que, par miracle, cette dépouille se multipliât, et le saint marabout resta connu depuis sous le nom de Bou-Kobarine (le père aux deux tombes).
  4. Quand les élèves d’une zaouïa sont en nombre, leurs promenades intéressées pèsent comme de durs impôts sur les environs. La zaouïa de Ben-Dris, chez les Illoula-Oumalou, a fini par inspirer ainsi une terreur véritable ; elle sert de rendez-vous aux malfaiteurs et détrousseurs de chemins, et l’on y devient beaucoup plus « thaleb (savant) du bâton » que « thaleb de la science. »