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mais elle ne négligeait pas non plus les petits profits. Son mari la surprit un jour détournant 2,000 sesterces (400 francs) sur une somme qu’il lui demandait. Cette rapacité acheva d’irriter Cicéron, que d’autres motifs sans doute avaient aigri et blessé depuis longtemps. Il se résigna au divorce, mais il ne s’y résigna pas sans douleur. On ne brise pas impunément des liens que l’habitude, à défaut de l’affection, aurait dû resserrer. Il semble qu’au moment de se séparer, après tant de jours heureux passés ensemble, tant de maux supportés en commun, il doit toujours y avoir quelque souvenir qui se réveille et qui réclame. Ce qui ajoute à la tristesse de ces pénibles momens, c’est que lorsqu’on voudrait se recueillir et s’isoler dans sa douleur, les gens d’affaires arrivent ; il faut défendre ses intérêts, compter et discuter avec eux. Ces débats, qui n’avaient jamais convenu à Cicéron, le faisaient alors souffrir plus qu’à l’ordinaire. Il disait à l’obligeant Atticus, en le priant de s’en charger pour lui : « Ce sont des blessures trop fraîches ; je n’y saurais toucher sans les faire saigner. » Et comme Térentia chicanait toujours, il voulut qu’on mît fin à la discussion en lui accordant tout ce qu’elle demandait. « J’aime mieux, écrivait-il, avoir à me plaindre d’elle que si je devais être mécontent de moi-même. »

On comprend que les malins ne manquèrent pas de se divertir à propos de ce divorce. C’étaient après tout de justes représailles, et Cicéron s’était trop souvent moqué des autres pour exiger qu’on l’épargnât lui-même. Malheureusement il leur donna peu de temps après une occasion nouvelle de s’égayer à ses dépens. Malgré ses soixante-trois ans il songea à se remarier, et il alla choisir une très jeune fille, Publilia, que son père en mourant avait confiée à sa tutelle. Un mariage de tuteur avec sa pupille est un vrai mariage de comédie, et il est assez ordinaire que le tuteur s’en trouve mal. Comment se fait-il que Cicéron, avec son expérience de la vie et du monde, se soit laissé entraîner à cette imprudence ? Térentia, qui avait à se venger, répétait partout qu’il s’était épris pour cette jeune fille d’un amour extravagant ; mais Tiron, son secrétaire, prétend qu’il ne l’avait épousée que pour payer ses dettes avec sa fortune, et je pense qu’il faut croire Tiron, quoique ce ne soit pas l’habitude que, dans ces sortes de mariages, le plus âgé soit aussi le plus pauvre. Comme on pouvait le prévoir, le trouble ne tarda pas à se mettre dans le ménage. Publilia, qui se trouvait plus jeune que sa belle-fille, ne s’entendit pas avec elle, et il paraît qu’elle ne sut pas cacher sa joie quand elle mourut. C’était un crime impardonnable pour Cicéron ; il ne voulut plus la revoir. Ce qui est étrange, c’est que cette jeune femme, loin d’accepter avec plaisir la liberté qu’on voulait lui rendre, fit de grands efforts pour rentrer