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moi, Égine derrière, le Pirée sur la droite, à gauche Corinthe. C’étaient autrefois des villes très florissantes, ce ne sont plus que des ruines éparses sur le sol. À cette vue, je me suis dit à moi-même : Comment osons-nous, chétifs mortels que nous sommes, nous plaindre à la mort d’un des nôtres, nous dont la nature a fait la vie si courte, quand nous voyons d’un seul coup d’œil les cadavres gisans de tant de grandes cités ! » La pensée est grande et nouvelle. Cette leçon tirée des ruines, cette manière d’interpréter la nature au profit des idées morales, cette mélancolie sérieuse mêlée à la contemplation d’un beau paysage, ce sont là des sentimens que l’antiquité païenne a peu connus. Ce passage semble vraiment animé d’un souffle chrétien. On dirait qu’il a été écrit par un homme à qui les livres saints étaient familiers et « qui déjà s’était assis, avec le prophète, sur les ruines des villes désolées. » Cela est si vrai que saint Ambroise, voulant écrire une lettre de consolation, a imité celle-ci, et qu’elle s’est trouvée tout naturellement chrétienne. La réponse de Cicéron n’est guère moins belle. On y trouve la peinture la plus touchante de sa tristesse et de son isolement. Après avoir décrit la douleur qu’il a ressentie à la chute de la république, il ajoute : « Ma fille au moins me restait. J’avais où me retirer et me reposer. Le charme de son entretien me faisait oublier tous mes soucis et tous mes chagrins ; mais l’affreuse blessure que j’ai reçue en la perdant a rouvert dans mon cœur toutes celles que j’y croyais fermées. Autrefois je me réfugiais dans ma famille pour oublier les malheurs de l’état, mais aujourd’hui l’état a-t-il quelque remède à m’offrir pour me faire oublier les malheurs de ma famille ? Je suis obligé de fuir à la fois ma maison et le forum, car ma maison ne me console plus des peines que me cause la république, et la république ne peut pas remplir le vide que je trouve dans ma maison. »

Cette triste destinée de Tullia et la douleur que sa mort causa à Cicéron nous attirent vers elle. En la voyant tant regrettée, nous souhaiterions la mieux connaître. Malheureusement il ne reste plus une seule lettre d’elle dans la correspondance de Cicéron ; quand il lui prodigue des complimens sur son esprit, nous sommes réduits à le croire sur parole, et les complimens d’un père sont toujours un peu suspects. D’après ce qu’on en sait, on n’a pas trop de peine à admettre que ce fut une femme distinguée, lectissima fœmina, c’est l’éloge que lui accordait Antoine, qui n’aimait pas sa famille. On voudrait pourtant savoir comment elle avait supporté l’éducation que son père lui avait donnée. Cette éducation nous tient malgré nous en défiance, et nous ne pouvons nous empêcher de craindre que Tullia n’en ait un peu souffert. La façon même dont son père l’a pleurée nuit pour nous à son souvenir. Peut-être ne lui