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Elle forme à elle seule le premier livre de toute philosophie de l’histoire. Sans doute elle ne fut pas, à ces époques reculées, un phénomène aussi unique qu’elle le paraît. La Chine, Babylone, eurent de très bonne heure de grandes monarchies administratives ; mais on n’osera parler avec assurance de la chronologie chinoise que quand les principes de la critique moderne y auront été appliqués : il y faudrait un sinologue qui fût à la fois une Wolf et un Mommsen. Ce que nous savons de Babylone et de l’Assyrie ne remonte pas à beaucoup près aussi haut que ce qu’il nous est donné de connaître de l’Égypte ; l’archéologie et la philologie assyrienne sont d’ailleurs bien moins avancées que l’égyptologie. L’Égypte reste donc, dans l’antiquité, comme un grand tronçon historique isolé, comme une sorte de Nil sans affluens, sans bassin, sans vallées adjacentes, coulant seul au milieu du désert. Essentiellement original, surtout par ce qui lui manqua, ce premier essai de société constitue une expérience d’un prix sans égal. Ah ! quand aurons-nous aussi une Chine étudiée philosophiquement ? Comment l’Allemagne, qui semble prendre pour elle presque tout le fardeau du travail de la critique, ne donne-t-elle point à cette branche capitale de la philologie une escouade de vaillans travailleurs, comme elle en fournit à toutes les autres branches du savoir humain ?

Ce que nous avons dit de l’état d’isolement où vécut l’Égypte, depuis Ménès jusqu’au triomphe du christianisme signifie-t-il que, durant cet immense espace de temps, elle n’ait rien donné au reste du monde, ni rien reçu de lui ? Nullement. Dans sa longue carrière de nation, l’Égypte reçut peu, il est vrai, mais donna beaucoup. C’est le sort de tous les pays profondément pénétrés de l’idée de leur supériorité. La base de la civilisation égyptienne, comme celle de la civilisation chinoise, était l’opinion enracinée que le reste du monde était barbare, ou, en d’autres termes, qu’on était barbare quand on n’avait pas les manières et les idées regardées dans le pays comme celles d’un homme bien élevé. Ces sortes de civilisations exclusives ne supportent pas d’être touchées. Elles résistent longtemps ; elles croulent dès qu’on veut les réformer. L’Égypte en particulier se défendit avec une opiniâtreté sans égale. Les Grecs et les Romains, si forts à s’imposer, les premiers par la séduction de leur génie, les autres par la puissance de leur gouvernement, ne l’entamèrent pas. Sous les Ptolémées, sous les Romains, l’Égypte garda son style en architecture et en sculpture. Hors d’Alexandrie, il n’y eut guère de monumens grecs ou gréco-romains. L’écriture hiéroglyphique se conserva jusqu’au IIIe siècle de notre ère ; du moins le dernier cartouche d’empereur que l’on connaisse est celui de Dèce.

Mais si l’Égypte fit peu d’emprunts aux civilisations étrangères, on ne peut nier que ces civilisations, à l’inverse, ne lui doivent des