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couvrir leur corps meurtri : nudi in nuda !… Il est triste de penser que le principe tant prôné des nationalités n’a jusqu’ici rapporté de profits clairs qu’à l’absolutisme. L’Autriche s’est armée en 1848 de ce principe de la nationalité des Croates, des Slovaques, des Serbes, des Ragusiens, etc., pour en accabler la Hongrie défendant ses libertés antiques et sa constitution. À l’heure qu’il est, la Russie « protège et développe » dans le royaume de Pologne les nationalités « ruthène, allemande, israélite, lithuanienne, samogitienne et lette, » pour dissoudre la vie organique de la nation, écrasée jusque dans son dernier réduit. Enfin c’est M. de Bismark qui est le champion du droit nouveau sur l’Eider, ce même M. de Bismark qui n’en est pas à donner ses gages au libéralisme, et qui au début de sa campagne dans les duchés déclarait à lord Wodehouse qu’il n’y avait pas d’entente possible aussi longtemps que les institutions démocratiques seraient maintenues dans le Danemark[1] !… Qu’on y prenne garde, la politique a, tout aussi bien que la littérature, son history of fiction, et plût à Dieu que le futur Dunlop qui se chargerait d’écrire une telle histoire n’eût pas à consacrer tout un chapitre au principe sacré des nationalités comme à la plus désolante duperie du XIXe siècle !…

La grave diplomatie se montre d’ailleurs, elle aussi, bien souvent encline à d’étranges illusions. Elle avait cru par exemple mettre un terme au différend dano-allemand par les arrangemens qu’elle prit dans les années 1850-52. À première vue, il est vrai, tout dans ces arrangemens semblait dicté par une politique saine, désintéressée même, et on pouvait se flatter d’avoir procédé dans les formes voulues, selon les préceptes éprouvés de l’art. Un protocole signé à Londres, le 4 juillet 1850, par les représentans de l’Angleterre, de la France, de la Russie, de l’Autriche, de la Suède et du Danemark, établissait en principe le maintien, pour l’avenir, de « l’intégrité de la monarchie danoise » par le règlement de l’ordre éventuel de la succession, et il importe de constater que la Prusse elle-même avait donné dès lors (dans une convention secrète) son assentiment plein et entier, sans nulle restriction ni réserve, à ce principe capital[2]. Les puissances pensèrent ensuite à régler cet

  1. Dépêche de lord Wodehouse du 12 décembre 1863. « His excellency said… Germany would never be on good terms with Denmark as long as the present democratic institutions of Denmark were maintained. »
  2. Ce n’est pas là un des moins étranges incidens des affaires du Slesvig-Holstein, et c’est M. Layard, le sous-secrétaire d’état au foreign-office, qui est venu récemment (dans la séance de la chambre, des communes du 7 juillet 1864) nous révéler cette « secrète et curieuse histoire, » ainsi qu’il l’a lui-même appelée. En effet, la Prusse avait ostensiblement refusé de signer le protocole de Londres du 4 Juillet 1850 concernant la succession danoise, et son plénipotentiaire, M. de Bunsen, crut même de bonne foi devoir motiver ce refus dans un long mémoire et faire pressentir une protestation formelle de la part de son gouvernement. Or ce gouvernement avait déjà deux jours auparavant, à l’insu de son plénipotentiaire, reconnu cette succession dans un article secret rédigé à Berlin, et qui fut ajouté au protocole de Londres ! » C’est que le baron de Bunsen, disait M. Layard, était un Slesvig-Holsteinois violent (a violent Slesvig-Holstetner), et que le gouvernement prussien craignait qu’il ne se refusât à exécuter ses instructions en cette matière ; on préféra donc signer à Berlin cet article secret, qui donnait suite (carrying out) au protocole de Londres… » Cette « curieuse et secrète histoire, » bien digne de la politique de M. de Manteuffel, a du reste son importance au point de vue légal. Elle détruit, comme l’a dit M. Layard, le raisonnement des Allemands, qui prétendaient que la Prusse n’a reconnu la succession danoise que depuis le traité de Londres, en 1852, et à la suite des fameux « éclaircissemens « donnés par le cabinet de Copenhague dans le courant de 1851 : la Prusse avait, tout aussi bien que l’Autriche, reconnu cette succession dès 1850 et avant tout « éclaircissement » de la part du Danemark. Ce fait, il est vrai, fut longtemps ignoré, et M. Gosh lui-même (dans son ouvrage souvent consulté, Denmark and Germany, London 1862, voyez surtout page 182, en note) n’en a pas eu connaissance. Seul l’Annuaire des Deux Mondes entrevit la vérité dès 1850. — Voyez l’Annuaire de cette année à la page 93.