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incisions à la tête ; la plaie cicatrisée, on les range en file, et on leur passe sur la tête un pinceau enduit d’une certaine mixture ; le même pinceau sert à tous, et il y a peut-être des années qu’il sert. On peut juger sur tout cela de la dignité et de l’importance des professions libérales.

Y a-t-il ici quelque ressort moral ? La plupart de mes amis répondent que non ; le gouvernement a gâté l’homme. Les gens sont extraordinairement intelligens, calculateurs, rusés, mais non moins égoïstes ; personne ou presque personne ne risquera pour l’Italie sa vie ou son argent. Ils crieront fort, laisseront les autres se mettre en avant, mais ne feront pas le plus petit sacrifice. Ils trouvent que se dévouer c’est être dupe ; ils sourient finement en voyant le Français qui s’enflamme, qui, au mot de patrie et de gloire, va se faire casser les os.

Ils ne se livrent pas, ils s’accommodent à vous, ils sont infiniment polis et patiens, ils ne laissent pas échapper le plus léger sourire au milieu des barbarismes et des fautes de prononciation grotesques que commet toujours un étranger. Ils restent maîtres d’eux-mêmes, ne veulent point se compromettre, ne songent qu’à tirer leur épingle du jeu, à profiter, à duper autrui, à se duper les uns les autres. Ce que nous appelons délicatesse leur est inconnu ; tel antiquaire illustre reçoit fort bien des marchands une remise, sur tous les objets qu’il leur fait vendre, et il y a nombre d’usuriers parmi les personnages les plus riches et les plus nobles.

Chacun ici a son protecteur ; impossible de subsister autrement : il en faut un pour obtenir la moindre chose, pour se faire rendre justice, pour toucher son revenu, pour garder son bien. La faveur règne. Ayez à votre service ou dans votre famille une jolie femme complaisante, vous sortirez du plus mauvais pas blanc comme neige. Un de mes amis compare ce pays à l’Orient, où il a voyagé, avec cette différence que ce n’est pas la force ici, mais l’adresse qui mène les choses ; l’homme habile et bien appuyé peut tout obtenir. La vie est une ligue et un combat, mais sous terre. Sous un gouvernement de prêtres, on a horreur de l’éclat ; point d’énergie brutale : on se mine et on se contremine avec des manœuvres savantes et des chausse-trapes creusées dix ans d’avance.

Comme l’initiative et l’action sont nuisibles et mal vues, la paresse est en honneur. Quantité de gens vivent à Rome on ne sait comment, sans revenu ni métier. D’autres gagnent dix écus par mois et en dépensent trente ; outre leur place visible, ils ont toute sorte de ressources et d’expédiens. D’abord le gouvernement fait pour deux ou trois cent mille écus d’aumônes, et chaque prince ou noble se croit obligé à la charité par rang et tradition : tel donne