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assez aristophanesque dès qu’il s’agit de ridiculiser Maupertuis. On connaît cette histoire ; on sait les occasions ou du moins les prétextes, la querelle de Maupertuis et du mathématicien Koenig, les torts évidens de Maupertuis, enfin l’intervention soudaine de Voltaire, qui n’a que faire dans ce débat, mais qui va le détourner à son profit pour assassiner moralement l’ami du roi, le protégé du roi, le président de l’académie du roi. Telle est au fond la véritable explication de ce duel : c’est le duel de deux favoris, l’un qui tient le sceptre de la science avec des prétentions un peu lourdes, l’autre qui d’une main légère fait étinceler à tous les yeux le sceptre de l’esprit moqueur. Frédéric osera-t-il encore donner la préférence à l’homme qui sera devenu la risée de l’Europe ? Ainsi pense Voltaire, et au moment où la querelle des deux savans agite la ville, au moment où Maupertuis, malgré l’appui d’Euler, semble condamné par l’opinion, il écrit la Diatribe du docteur Akakia. Impossible d’être plus alerte et de mieux saisir l’occasion au vol.

Ce n’est pas assez pourtant d’avoir l’esprit alerte, il faut mesurer ses coups. Voltaire avait trop chargé la mine, et, tout en blessant l’ennemi avec sa mitraille, il sera forcé de battre en retraite. Frédéric défend le président de son académie ; il n’a pu s’empêcher de sourire en lisant les railleries du docteur, mais il jette le manuscrit au feu, ordonnant que toutes ces querelles finissent. Le poète ne se rend pas ; une autre copie de son œuvre est imprimée en Hollande, et voilà bientôt le pamphlet qui court la ville. À la nouvelle de cette rébellion, le roi se sent blessé ; le pamphlet sera brûlé une seconde fois, non plus par Frédéric souriant et sous le manteau de la cheminée, mais publiquement, sur la place des Gendarmes, de la main du bourreau. Voltaire indigné renvoie à Frédéric les joujoux dont il se moque, la clé d’or et la croix bleue ; il veut quitter la Prusse, qui n’est plus à ses yeux qu’un grossier corps de garde. Frédéric refuse de le laisser partir avant d’avoir calmé sa colère, il le mande presque militairement de Berlin à Potsdam[1], et on sait quels cris cette violence arrache au prisonnier. Ses lettres à Mme Denis, au comte d’Argental, sont pleines de lamentations tragiques. Que faire ? que devenir ? comment échapper à un homme qui dispose de cent mille baïonnettes ? Ce Salomon du Nord n’est désormais qu’un tyran de la plus vile espèce, un Denys de Syracuse, un maître

  1. Une des fouilles publiques de Berlin, le Journal de Spener, annonce officiellement, dans un numéro de février 1753, que le roi a ordonné à M. de Voltaire de se rendre à Potsdam avec sa suite le 30 janvier, afin de s’installer de nouveau dans son appartement, et que M. de Voltaire est en effet installé à Sans-Souci. — Ce détail est donné par M. Jacob Venedey, si empressé pourtant à défendre tous les actes de Frédéric II. — Voyez Friedrich der Grosse und Voltaire, pages 132-133.