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sa majesté impériale, que ma nièce et moi nous étions sujets du roi très chrétien, et que nous n’avions rien à démêler avec le margrave de Brandebourg ; on nous répondit que le margrave avait plus de crédit dans Francfort que l’empereur. Nous fûmes douze jours prisonniers de guerre, et il nous fallut payer cent quarante écus par jour. Le marchand Schmid s’était emparé de tous mes effets, qui me furent rendus plus légers de moitié. On ne pouvait payer plus chèrement l’œuvre de poëshie du roi de Prusse. Je perdis environ la somme qu’il avait dépensée pour me faire venir chez lui et pour prendre de mes leçons. Partant, nous fûmes quittes.

« Pour rendre l’aventure plus complète, un certain Van Duren, libraire à La Haye, fripon de profession et banqueroutier par habitude, était alors retiré à Francfort. C’était le même homme à qui j’avais fait présent, treize. ans auparavant, du manuscrit de l’Anti-Machiavel de Frédéric. On retrouve ses amis dans l’occasion. Il prétendit que sa majesté lui redevait une vingtaine de ducats et que j’en étais responsable. Il compta l’intérêt et l’intérêt de l’intérêt. Le sieur Fichard, bourgmestre de Francfort, qui était même le bourgmestre régnant, comme cela se dit, trouva, en qualité de bourgmestre, le compte très juste, et en qualité de régnant il me fit débourser trente ducats, en prit vingt-six pour lui, et en donna quatre au fripon de libraire.

« Toute cette affaire d’Ostrogoths et de Vandales étant finie,.j’embrassai mes hôtes et je les remerciai de leur douce réception. »


La narration est charmante, très vive, très fine, très française, par la netteté du langage ; est-elle française aussi par la droiture et la sincérité ? n’y manque-t-il pas des choses essentielles ? C’est ce qu’il s’agit d’examiner à la lumière des documens nouveaux. Nos voisins les Allemands, libéraux ou démocrates, sont impitoyables aujourd’hui contre Voltaire ; ils veulent absolument en faire un fourbe, un élève des jésuites, un esprit égoïste et sans flamme, tandis que Frédéric en face de lui exprimerait l’idéal de son temps. Singulier entêtement du patriotisme ! En répondant à Varnhagen d’Ense comme à M. Venedey, donnons-nous le mâle plaisir de l’impartialité, élevons-nous par la justice au-dessus des passions d’un autre âge.

Je ne veux pas faire le philosophe de Sans-Souci meilleur qu’il n’était ; il faut reconnaître pourtant qu’à travers toutes les comédies de sa rupture avec Voltaire, il se conduisit royalement envers lui, puisqu’il eut confiance dans sa loyauté. Parmi les bagages du fugitif se pouvait un recueil de poésies de Frédéric, recueil secret, confidentiel, imprimé seulement pour quelques amis, car les principaux cabinets de l’Europe, surtout le gouvernement de Louis XV et de Mme de Pompadour, y étaient l’objet des plus injurieux sarcasmes. Frédéric, en se séparant de Voltaire, et bien qu’il ne comptât point sur son retour, ne lui avait pas redemandé ces dangereuses