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J’ai troublé le repos d’une grande ville. Un des plus anciens biographes et apologistes de Voltaire, l’abbé Duvernet, raconte que le roi de Prusse, à son retour de Silésie, aurait dit un jour en causant avec l’abbé de Prades et le baron de Pœllnitz : « Voltaire va passer sa vie désormais à me déshonorer ! » si bien que le baron, prenant l’exclamation au tragique et voulant prouver son dévouement, se serait écrié : « Dites un mot, sire, et je vais le poignarder ! » Le baron de Pœllnitz, espèce de fou de cour, connaissait trop bien Frédéric pour lui proposer un assassinat, et si l’abbé de Prades l’a entendu tenir ce propos, l’abbé de Prades s’est trompé sur l’intention, pure bouffonnerie chez l’aventurier. Il est certain du moins que le métier d’espion convenait mieux à Pœllnitz que le métier de sicaire, et Voltaire en effet le rencontra dans la ville de Cassel, c’est-à-dire à sa dernière grande étape avant Francfort. La rencontre était de nature à lui causer quelque surprise, peut-être même une certaine inquiétude ; il avait laissé Pœllnitz à Potsdam, et il le retrouvait tout à coup sur son chemin ! Il se contenta pourtant de dire à Collini : « Que fait donc Pœllnitz à Cassel ? » Puisque cet incident ne le troublait pas davantage, on peut se représenter son insouciance lorsqu’il approche de Francfort, et que, touchant au terme du voyage, il se voit déjà installé à Plombières.

Collini nous a fait connaître sa manière de voyager ; il a décrit sa comfortable berline, véritable ambulance, non pas d’un malade opulent, mais plutôt d’un esprit toujours en éveil, et que son activité dévore. « C’était un carrosse coupé, large, commode, bien suspendu, garni partout de poches et de magasins. Le derrière était chargé de deux malles, et le devant de quelques valises. Sur le banc étaient placés deux domestiques, dont l’un était de Potsdam et servait de copiste. Quatre chevaux de poste et quelquefois six, selon la nature des chemins, étaient attelés à sa voiture… Voltaire et moi occupions l’intérieur avec deux ou trois portefeuilles qui renfermaient les manuscrits dont il faisait le plus de cas, et une cassette où étaient son or, ses lettres de change et ses effets les plus précieux. C’est avec ce train qu’il parcourait alors l’Allemagne. Aussi à chaque poste et dans chaque auberge étions-nous abordés et reçus à la portière avec tout le respect que l’on porte à l’opulence. Ici c’était M. le baron de Voltaire, là M. le comte ou M. le chambellan, et presque partout c’était son excellence qui arrivait. J’ai encore des mémoires d’aubergistes qui portent : pour son excellence M. le comte de Voltaire avec secrétaire et suite. Toutes ces scènes divertissaient le philosophe, qui méprisait ces titres dont la vanité se repaît avec complaisance, et nous en riions ensemble de bon cœur. Ce n’était point non plus par vanité qu’il voyageait de la sorte. Déjà vieux et maladif, il aimait et aima toujours les commo- dités