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qui de son vivant reçut à Paris, au milieu du public enivré, les honneurs de l’apothéose, entouré de cette valetaille, accablé d’injures, traité comme un vil scélérat, abandonné aux insultes des plus grossiers et des plus méchans des hommes, et n’ayant d’autres armes que sa rage et son indignation ! On s’empare de nos effets et de la cassette, on nous fait remettre tout l’argent que nous avions dans nos poches ; on enlève à Voltaire sa montre, sa tabatière et quelques bijoux qu’il portait sur lui. Il demande une reconnaissance, on la refuse. « Comptez cet argent, dit Schmid à ses commis, ce sont des drôles capables de soutenir qu’il y en avait une fois autant. » Je demande de quel droit on m’arrête, et j’insiste fortement pour qu’il soit dressé un procès-verbal. Je suis menacé d’être jeté dans un corps-de-garde. Voltaire réclame sa tabatière, parce qu’il ne peut se passer de tabac ; on lui répond que l’usage est de s’emparer de tout. Ses yeux étincelaient de fureur et se levaient de temps en temps vers les miens, comme pour les interroger… »

Viennent ensuite des scènes de cabaret, où le grotesque le dispute à l’odieux. Cette expédition « ayant altéré le résident et toute sa séquelle, » Schmid fait apporter du vin pour abreuver les vainqueurs. On boit, on trinque, en présence de Voltaire et de Collini, « à la santé de son excellence monseigneur Freytag ! » Un certain Dorn, espèce de fanfaron qu’on avait envoyé sur une charrette à la poursuite des fugitifs, apprenant que Voltaire est arrêté, revient en toute hâte réclamer sa part du triomphe. « Si je l’avais attrapé en route, s’écrie-t-il, je lui aurais brûlé la cervelle ! » Ainsi croît de minute en minute une véritable émulation d’héroïsme. Après deux heures passées de la sorte, on conduit les prisonniers « dans une mauvaise gargote à l’enseigne du Bouc, » où les attendaient douze soldats commandés par un sous-officier. Voltaire et Collini sont enfermés séparément, et chacun d’eux est gardé à vue par trois soldats portant la baïonnette au bout du fusil. C’est le redoutable Dorn, comme l’appelle Voltaire, qui a installé ses hôtes à l’auberge du Bouc, après quoi il se rend au Lion-d’Or, où Mme Denis gardait les arrêts par ordre du bourgmestre. Une escouade de soldats l’accompagne, car le redoutable Dorn ne marche jamais sans ses troupes ; mais ce héros est aussi un homme à stratagèmes, et, laissant ses grenadiers sur le seuil, il se présente à Mme Denis comme un envoyé de son oncle qui demande à la voir. Elle sort, les soldats l’entourent, et la voilà conduite, non pas auprès de son oncle, mais dans un galetas de l’auberge du Bouc, n’ayant, Voltaire l’a dit, « que des soldats pour femmes de chambre et leurs baïonnettes pour rideaux. » Collini ajoute ce détail, qui complète la peinture : « Dorn eut l’insolence de se faire apporter à souper, et, sans s’inquiéter