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les profondeurs verdâtres ou azurées des montagnes ; puis le vent rejetait le brouillard dans la vallée, et le sommet du Mont-Jefferson, qui fait face au Mont-Washington, apparaissait au-dessus d’une brume légère comme une île placée à une hauteur inaccessible.

De Gorham, on peut se rendre, en traversant les Montagnes-Blanches, à Littleton dans la vallée du Connecticut : le trajet est long et fatigant à cause du mauvais état de la route, qui en beaucoup d’endroits n’est formée que de troncs demi-pourris posés les uns contre les autres. Le paysage en revanche est admirable, car l’on côtoie du côté nord tout le massif des Montagnes-Blanches et des montagnes plus basses dites « de Franconie, » qui se rattachent au flanc occidental de la chaîne. On aperçoit dans toute leur majesté les monts Madison, Adams, Jefferson et Washington, dont les dômes presque égaux s’appuient sur une base commune ; les versans, plus inclinés du côté septentrional, y montrent fort nettement les larges bandes des zones végétales qui s’y superposent. Au-dessus de la zone bigarrée des contreforts inférieurs, court la ligne épaisse et noire des sapins, que dominent les sommets gris et violacés, sans arbres.

On arrive à travers bois à un petit village nommé Jefferson : d’un côté se dressent les massives Montagnes-Prêsidentielles ; de l’autre, fuient les ondulations sans fin des montagnes de Franconie et de celles qui enserrent la vallée du Connecticut. Le Mont-Lafayette (l’altitude est de 3,200) et le Mont-Pemigewasset (altitude de 4,100 pieds) élèvent leur tête au-dessus de ces flots montagneux de toute nuance, de toute couleur, de toute forme, qui reculent dans un désordre plein de grâce. On peut étudier à Jefferson ce que j’appellerais volontiers l’embryogénie d’un village américain. Le fermier qui vient d’établir dans une région aussi déserté commence par brûler la forêt : le feu consume le taillis et ne laisse debout que les souches et les troncs charbonnés des plus gros arbres ; ces troncs sont coupés et forment, couchés bout à bout, les premières clôtures. On y enferme quelques bœufs ; on voit ces animaux, au poil long et roux, errer dans ces étranges pâturages remplis de rochers ; ailleurs, liés au joug, ils arrachent les souches, ils défoncent et creusent le terrain où l’on établit les fondations de la maison d’habitation, de la grange, de l’écurie, des hangars, détachés les uns des autres à cause de la fréquence des incendies ; les souches retirées du sol sont disposées les racines en l’air, en longues clôtures qui de loin ressemblent, à des rangées de cactus monstrueux et difformes, Les blocs de pierre sont enlevés un à un et servent à faire des murs. Les bâtimens de ferme sont de légères constructions en bois ; la maison d’habitation est ordinairement bâtie