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(encore un souvenir de l’Allemagne !), une immense cheminée, entourée d’usines en brique, sert de centre à une agglomération de jolies petites maisons de bois blanc où demeurent des ouvriers. La locomotive essoufflée vient enfin s’arrêter au milieu d’Utica. Cette ville, fondée par on ne sait quel Caton obscur vers 1793, a aujourd’hui six grands hôtels, vingt églises, publie plusieurs journaux quotidiens et cinq journaux hebdomadaires ; elle a cinq banques, s’éclaire au gaz, possède des filatures de coton, de laine, des fonderies, des tanneries, des ateliers de construction pour le chemin de fer. En 1830, c’était encore un village, et sa charte municipale ne date que de cette époque ! L’établissement le plus intéressant est la maison de fous, qui appartient à l’état de New-York. Le docteur Bringham, qui en était autrefois directeur, a fondé en 1844 un journal aliéniste intitulé American Journal of Insanity, et destiné à répandre des idées plus humaines en ce qui concerne le traitement de la folie. Le docteur John Gray, directeur actuel de l’asile et éditeur de ce journal, fidèle aux mêmes idées, oblige les fous à se guérir eux-mêmes et leur laisse presque pleine liberté. Son système consiste à faire appel à ce qui leur reste de raison pour les amener à surveiller et à vaincre leur déraison : la folie n’est jamais, suivant lui, complète au début ; elle n’envahit d’abord qu’un coin de l’esprit. Il explique au malade sa maladie, lui fait peur de la folie complète, incurable, et lui apprend à user de sa volonté contre le fantôme qui vient le hanter. Cette méthode produit, m’a-t-on assuré, dans un très grand nombre de cas de merveilleux résultats ; mais le succès dépend sans doute en grande mesure du tact, de la fermeté, des qualités morales de ceux qui l’appliquent.

Les chutes de Trenton sont à quelque distance d’Utica. Un embranchement de chemin de fer y conduit par une contrée sauvage et pastorale que traverse le Canada-Creek, un petit affluent du Mohawk. En arrivant près de Trenton, la locomotive, attelée à quelques vieilles voitures usées, passe timidement sur un frêle pont de bois jeté à une très grande hauteur au-dessus d’un torrent. On s’occupe de vider des tombereaux de ballast à travers les poutrelles pour noyer peu à peu les appuis dans un remblai ; mais le passage est encore dangereux, et le voyageur ne se rassure guère avant que la locomotive ait cessé de rouler sur la maigre charpente. Après une nuit passée dans une méchante auberge, je me rendis de bon matin aux chutes. Je traversai un petit bois, et, descendant un escalier rustique, me trouvai au fond d’une gorge en face de la cascade inférieure. On ne saurait imaginer paysage plus imprévu : rien ne l’annonce, rien ne le fait deviner. Le Canada-Creek coule au fond d’une vallée étroite qui forme comme une coupure dans la plaine :