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L’absence des femmes avait là beaucoup moins d’inconvéniens, quoiqu’elle y fût encore très regrettable, et il me semble que l’on peut voir à la rigueur quelque image de ce que nous appelons aujourd’hui le monde dans ces assemblées de personnages importans qui venaient causer ensemble à leurs heures de loisir et pour se délasser des affaires. Les beaux dialogues de Cicéron nous donnent quelque idée de leurs entretiens. Il aime à réunir non pas des savans de profession, qui ne savent que disserter, mais des hommes d’état, qui joignent la pratique de la vie à la connaissance des lettres, d’honnêtes gens, comme on disait au XVIIe siècle. Le lieu de leurs réunions est tantôt une riche bibliothèque, tantôt quelqu’une de ces belles villas qu’ils possédaient à Cumes, à Baules ou à Pompéi. On y parle de philosophie ou d’éloquence en face de Pouzzoles et du Vésuve ; on a les yeux fixés sur l’admirable spectacle du golfe de Naples ; on tire des argumens et des images de ces flots tranquilles ou agités, des vaisseaux qui passent, et de la lumière. « tour à tour jaune, rouge ou pâle qui colore la mer aux différentes heures du jour. » Les beaux paysages de Platon sont imités avec un art merveilleux, mais en même temps appropriés aux personnages qui vont s’y réunir, ce qui fait naître quelquefois entre le modèle et la copie des différences curieuses. Ainsi le début de l’Orateur rappelle tout à fait celui du Phèdre, on y trouve aussi un platane au pied duquel on s’assoit pour discuter. Seulement, au lieu de se coucher sans façon sur l’herbe, ainsi que font Socrate et ses amis, Crassus fait apporter des coussins. Ces coussins nous jettent tout de suite dans un monde différent. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble qu’on en retrouve l’influence dans tout le reste du dialogue. L’entretien n’a plus ce charmant naturel, ces brusques vivacités, cette démarche aisée qu’on admire dans Platon. Il s’avance d’un pas plus régulier et plus didactique. On voit bien que nous ne sommes plus aux portes de la démocratique Athènes, et que ce ne sont plus seulement des Grecs et des gens d’esprit de toute classe, mais des grands seigneurs romains graves et cérémonieux qui parlent. Après tout, ils parlent fort bien, quoiqu’avec un peu moins de grâce et de simplicité, et ils nous donnent l’idée d’un monde très distingué et qui avait fort grand air. Cicéron, dans son traité des Devoirs, a tracé les règles de ces sortes d’entretiens, et il le fait en homme qui devait y exceller. « Il faut y mettre de l’agrément, dit-il, et fuir l’obstination. Surtout que personne ne s’empare de la parole comme d’un terrain qui lui appartient, et n’essaie d’en exclure les autres. Il est bon qu’en cela, comme dans tout le reste, chacun ait son tour… Ces conversations roulent d’ordinaire sur les affaires privées, sur la république, ou sur les sciences et les arts. Si elles s’en détournent, on doit les y ramener, mais avec discernement,