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C’est ainsi, je le suppose, qu’a dû être élevée cette charmante Henriette des Femmes savantes, une des plus heureuses créations de Molière. On reconnaît qu’elle a vu le monde de bonne heure au ton net et décidé dont elle parle des choses, à l’assurance de ses propos avec Clitandre, à ses spirituelles plaisanteries sur le mariage et ses suites, et surtout à cette façon de prédire à Trissotin, quand il veut l’épouser de force, le sort qui le menace et auquel il est du reste si philosophiquement préparé. Peut-être, en l’entendant parler ainsi, quelques personnes regretteront-elles qu’il lui manque cette fleur de pudeur délicate et d’aimable ignorance qui est un grand charme à une jeune fille ; mais, il faut s’y résigner, elle n’est pas rêveuse ni romanesque[1]. La connaissance qu’elle a du monde l’arme contre les chimères et les illusions. Elle y a pris le sentiment de la réalité. Elle raisonne, elle calcule, elle connaît mieux que Clitandre les fâcheux besoins des choses de la vie, et ne veut pas l’y exposer. Je me figure que Mlle de Chantal, lorsque, « avec une beauté à attirer tous les cœurs, » elle parut pour la première fois dans ces salons joyeux de la régence, avait autant de liberté dans ses propos, autant de pétulance dans ses manières, et au fond autant de sens dans sa conduite que l’Henriette de Molière. Dès ses premières lettres, nous trouvons la trace de cette expérience qu’elle tenait de l’usage du monde. Sa situation en ce moment est aussi délicate que celle d’Henriette. Elle est aux prises non plus avec Trissotin, mais avec Vadius, c’est-à-dire avec ce pauvre Ménage, son précepteur, qui était devenu amoureux d’elle. Ménage, comme tous ceux qui sentent qu’ils ont tort d’aimer et qui ne peuvent s’en défendre, était brusque, jaloux, mécontent. Il trouvait partout matière à se plaindre, et il fallait sans cesse l’apaiser. Mlle de Chantal y mettait une grâce charmante, ne voulant ni perdre la société d’un si savant homme, ni encourager sa folie, et le maintenant avec une habileté au-dessus de son âge entre l’espérance et le découragement. Cette tactique, délicate pour une jeune fille, nous prouve qu’elle se sentait sûre d’elle-même et ne s’effarouchait pas facilement.

La suite de sa vie répond à ce début. Elle ne connut jamais la pruderie. Elle conserva toujours la haine des fausses hontes et des délicatesses affectées. Si dans sa jeunesse elle ressemblait assez à l’Henriette des Femmes savantes, on peut dire qu’elle prit plus tard quelques traits de l’Elvire du Tartufe. Elle avait le goût des

  1. Rien n’est romanesque en elle, pas même son amour pour Clitandre. Ce n’est pas du premier coup, comme il arrive dans les romans, et par une sorte de sympathie subite et invincible qu’elle l’a aimé. Molière a supposé que Clitandre avait été d’abord amoureux d’Armande ; rebuté par elle, il s’est tourné vers sa sœur Henriette. C’est donc un amour de raison et pour ainsi dire de second mouvement,