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question était de nature à faire hésiter le général en chef : c’était laquestion de l’estomac, pour employer une expression proverbiale facile à comprendre en tout pays, — en d’autres termes les moyens d’assurer, pendant la longue marche qu’il fallait prévoir, l’approvisionnement de l’armée.

Quelques-unes des théories les plus connues sur l’art de la guerre ne trouvent point à s’appliquer en Amérique, où la population est comparativement si éparpillée. L’état de Géorgie, sur une surface de cinquante-huit mille milles carrés, compte seulement un million d’habitans, c’est-à-dire environ dix-sept mille âmes par mille carré. Il n’y a donc pas grand’chose à obtenir des habitans dans une pareille contrée, surtout pour une armée qui poursuit l’ennemi en retraite. Le manque de routes contribue encore à retarder notablement la marche. Une journée de pluie détrempe ce sol vierge, qui se change en une surface mouvante et transforme de modestes ruisseaux en larges et profondes rivières. La partie nord de la Géorgie est aussi montagneuse que boisée, mais on ne rencontre que des cours d’eau insignifians avant d’atteindre la région cotonnière et les plaines qui entourent Atlanta.

Comme les noirs forment environ une moitié de la population de la Géorgie, la campagne projetée ne pouvait manquer d’intéresser considérablement les Géorgiens, attachés à la cause du sud. En effet, depuis le commencement de la guerre, le prix des esclaves avait singulièrement haussé, et un enfant de l’un ou de l’autre sexe de sept à huit ans se vendait de 3 à 400 dollars. Cependant aucun effort sérieux ne fut tenté par les confédérés pour s’opposer à la marche de Sherman.

En jetant un coup d’œil sur le vaste théâtre de la guerre, il est impossible de ne point être frappé de l’importance de la longue ligne qui s’étend des rives du Cumberland près de Nashville jusqu’à l’Atlantique. Percer cette ligne, comme s’était proposé de le faire Sherman, c’était séparer la confédération en deux, c’était la tenir par les vivres. Les points stratégiques de cette ligne sont évidemment Nashville, Chatanooga, Atlanta, Augusta et Charleston, échelonnés sur une étendue de six cents milles. Dans la précédente campagne, conduite par le général Rosecrans, les forces fédérales, partant de Nashville, avaient pu atteindre Chatanooga et s’assurer cette importante place. Chatanooga est située sur la rive gauche du Tennessee, environ à égale distance (cent cinquante milles) de Nashville et d’Atlanta.

Ce que voulait d’abord Sherman, c’était s’emparer d’Atlanta, place importante autant par sa position centrale que par les nombreux réseaux de chemins de fer qui y aboutissent. Grâce à la formidable puissance maritime des États-Unis et à la présence d’une grande flotte autour de Charleston, il n’eût point été difficile d’établir une base d’action sur les côtes et d’envahir la ligne ennemie par deux points opposés, de manière à menacer ensemble Charleston et Savannah dès le début ; mais une expédition dirigée des côtes dans l’intérieur eût nécessité l’emploi d’une puissante ar-