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teaux. Elle apprend à lire dans un vieil exemplaire des œuvres du grand Corneille. Son quadrisaïeul avait épousé une nièce de l’auteur de Cinna. Les premières impressions que reçut le cœur de Charlotte furent celles de la religion et de l’héroïsme. Elle ne devait jamais les oublier. Elle avait quatorze ans quand elle perdit sa mère. Elle fut alors gratuitement accueillie à l’Abbaye-aux-Dames de Caen par l’abbesse, Mme de Belzunce. Le neveu de l’abbesse, M. de Belzunce, major en second du régiment de Bourbon-Infanterie, s’éprit de Charlotte et voulut demander sa main ; mais au moment où la jeune fille touchait au bonheur, M. de Belzunce, à la suite d’une collision entre son régiment et des bandes révolutionnaires, tombait sous les coups d’assassins. Sa tête était portée au bout d’une pique, son cœur arraché de la poitrine et brûlé sur des charbons ardens. Après avoir perdu son fiancé, la malheureuse jeune fille ne tarda pas à perdre son asile. Les couvens ayant été supprimés, elle dut quitter cette Abbaye-aux-Dames qui avait abrité sa douleur. C’est alors qu’elle arriva à l’improviste chez une vieille parente, Mme de Bretteville, qui habitait à Caen une ancienne et sombre maison, d’une architecture à demi gothique, qu’on appelait le Grand-Manoir. M. Chéron de Villiers peint très bien l’étonnement de cette dame, qui, suivant ses propres expressions, ne connaissait « ni d’Eve ni d’Adam » la nouvelle venue. Elle ne lui en accorda pas moins l’hospitalité, et Charlotte ne devait quitter le Grand-Manoir que pour aller frapper Marat.

Quel temps que celui où une pareille jeune fille saisissait un poignard, et quelle tempête d’indignation dut agiter ce tendre cœur ! Charlotte, qui avait rêvé une république idéale, qui en 1791 refusait de boire à la santé du roi en disant : « Je le crois vertueux, mais un roi faible ne peut être bon, il ne peut empêcher les malheurs de son peuple, » Charlotte fut accablée de la douleur la plus profonde en apprenant le supplice de l’infortuné monarque. M. Chéron de Villiers a publié pour la première fois une lettre qu’elle écrivit le 28 janvier 1793 à une de ses amies, Mlle Rose Fougeras du Fayot. « Vous savez l’affreuse nouvelle, ma bonne Rose ; votre cœur, comme mon cœur, a tressailli d’indignation. Voilà donc notre pauvre France livrée aux misérables qui nous ont déjà fait tant de mal ! Dieu sait où cela s’arrêtera… Tout ce qu’on peut rêver d’affreux se trouve dans l’avenir que nous préparent de tels événemens… J’en suis presque réduite à envier le sort de ceux de nos parens qui ont quitté le sol de la patrie, tant je désespère pour nous de voir revenir cette tranquillité que j’avais espérée il n’y a pas encore longtemps. Tous ces hommes qui devaient nous donner la liberté l’ont assassinée ; ce ne sont que des bourreaux. Pleurons sur le sort de notre pauvre France. » Charlotte avait-elle déjà la pensée de sa résolution terrible ? Peut-être, car elle ajoutait dans la même lettre ; « Tous mes amis sont persécutés. Ma tante est l’objet de toute sorte de tracasseries depuis qu’on a su qu’elle avait donné asile à Delphin quand il a passé en Angleterre. J’en ferais autant que lui, si je le pouvais ; mais Dieu nous retient ici pour d’autres destinées. »