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Quand on a assisté aux trois premiers cinquièmes de ce siècle, on en a tant vu, on a traversé des milieux si différens, qu’une vie un peu longue semble composée de plusieurs existences diverses. Les cieux et la terre ont changé, et j’ai connu plus d’une France. Aussi est-il déjà difficile de représenter au vrai tout ce qui a passé sous nos yeux. Il faut un talent peu commun pour inculquer aux jeunes esprits une idée juste et nette des faits que nous croyons connus de tous, tant ils nous sont présens encore ! L’image qu’ils s’en forment, les suppositions qu’ils hasardent, les questions qu’ils adressent, tout indique déjà qu’une pénombre s’étend sur ce passé jadis si lumineux, et l’à-peu-près succède à la parfaite exactitude. On peut déjà prévoir le temps où le faux va venir, où tout au moins l’hypothèse remplacera la saine interprétation des faits. La négligence et la crédulité, la subtilité et la fantaisie, l’esprit de système ingénieux à faire mentir le passé au profit du présent, se préparent à mêler leurs arbitraires conceptions à la reproduction des réalités évanouies. Il est grand temps que les contemporains se mettent à l’œuvre pour opposer la mémoire à l’imagination et ce qu’ils savent encore à ce qu’inventeront leurs futurs neveux.


I

L’époque que nous désignons improprement sous le nom de la restauration, car elle comprend les quinze années qui ont suivi les deux restaurations, est une de celles qu’il était le plus pressant de retracer fidèlement et qui semblaient courir le plus de risque d’être méconnues par la postérité naissante. A quel point les souvenirs politiques se transmettent peu par la tradition est chose étrange. Peut-être, comme on écrit plus que jamais, compte-t-on sur les livres pour les conserver, sur la lecture pour les apprendre ; mais en attendant il arrive que ceux qui n’ont pas suffisamment recouru à ce moyen d’instruction savent fort mal l’histoire de la révolution, de l’empire, de la monarchie de 1815, et tout à l’heure de celle de 1830. Ceux mêmes qui, grâce au nom qu’ils portent, grâce à la famille où Ils ont été élevés, devraient avoir reçu de la conversation la confidence des évémens publics où furent mêlés leurs pères, laissent parfois échapper des traits d’ignorance, singuliers et semblent ne pas mieux connaître leur famille que leur patrie. Je ne sais si la tristesse, que doivent laisser les résultats des cinq ou six dernières, périodes de notre histoire et la commémoration de nos grands mécomptes nationaux ne contribueraient pas à détourner les pères d’entretenir du passé leurs enfans. Au coin de nos foyers, le désir d’enseigner est presque aussi faible que la curiosité d’ap-