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perte allait susciter d’embarras à l’œuvre de la réconciliation américaine, à quelles mains allait passer le pouvoir suprême, quelles violences et quelles représailles amènerait peut-être la détestable provocation de l’assassinat politique ; mais cet étonnement, ces doutes, ces craintes, ont été dominés dans la conscience des communautés européennes par l’élan de sympathie qui s’est porté vers la noble et généreuse victime. La douleur générale s’est soulagée spontanément pour ainsi dire en essayant de rendre justice aux mérites et aux vertus de M. Lincoln. Certes, chez quelques-unes des grandes nations et dans plusieurs régions gouvernementales de l’Europe, on avait été loin d’être équitable depuis quatre ans envers M. Lincoln et ses plus dévoués collaborateurs. La mort semble avoir révélé à tous ce que valait cet honnête homme : elle a appris aux indifférens et aux inattentifs eux-mêmes la perte que faisait en lui la cause de la probité politique et de l’humanité. L’opinion a eu des torts envers M. Lincoln vivant ; on dirait qu’elle fait un effort religieux pour les réparer devant sa mort.

Ce spectacle est d’une haute moralité. Qu’était-ce que le dernier président lorsque l’élection le porta au pouvoir suprême, et lorsqu’éclata la guerre civile qui semblait devoir produire la dissolution des États-Unis ? La biographie de M. Abraham Lincoln était alors déjà connue ; mais elle n’était pas de celles qui appellent sur leur héros l’admiration de nos foules européennes ou les sympathies exclusives de nos cercles raffinés. Rien de brillant dans la carrière de l’homme, aucun des prestiges qui s’attachent au talent éprouvé. La seule chose extraordinaire que présentât la vie de M. Lincoln était son élévation au premier poste de l’état, et cette élévation même était une cause de surprise et de défiance. Avec les préjugés dont nous sommes pétris dans notre vieille Europe, combien peu de gens étaient en état de comprendre que celui qui avait commencé la vie en ouvrier illettré pût devenir le chef éclairé d’une nation de trente-cinq millions d’âmes ? Nous ne connaissons en Europe en matière politique que les éducations lentes qui se font par les traditions de classes, par les surnumérariats administratifs, par les longues cultures littéraires. Vieux classiques politiques, nous ne nous doutons point que la plus rapide et la plus robuste des éducations, si peu élégante et gracieuse qu’en soit la forme, est, sous un régime affranchi de toute entrave sociale factice, celle de la vie privée militante et laborieuse, unie à la vie politique pratiquée à travers les institutions libres. M. Lincoln était donc un ancien ouvrier, un rail-splitter, qui s’était instruit lui-même, s’était mis en état de devenir clerc d’avoué, puis avocat, et qui avait parcouru les divers échelons des fonctions politiques plus facilement qu’il n’était monté du travail manuel à l’exercice d’une profession libérale. Il arrivait du rude ouest, enfant mal dégrossi de ses œuvres, absolument dépourvu de la suffisance, des belles manières et du lustre qui accompagnent le politician exercé, le spéculateur heureux des cités commerçantes, le planteur gentilhomme des états