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et de toute conscience droite contre cette institution de l’esclavage que les fanatiques du sud ne craignaient point d’ériger depuis tant d’années, une institution de droit divin ; mais le devoir simple, direct et par conséquent supérieur du président des États-Unis était de conserver l’Union avant de travailler à l’abolition, d’être unioniste avant d’être abolitioniste. M. Lincoln se montra donc prêt, si l’Union était conservée, à laisser à ses adversaires toutes les chances des compromis honorables sur la question de l’esclavage. Combien cette modération ne lui fut-elle pas reprochée alors ! Aux yeux des uns, c’était l’affaiblissement de la cause du nord, le désaveu des sympathies généreuses du monde acquises au gouvernement qui entreprendrait franchement et radicalement l’œuvre de l’abolition ; aux yeux des autres, c’était une politique oblique et perfide, qui dissimulait son objet final par des manœuvres procédurières. La guerre éclata, les impétueux Caroliniens chassèrent du fort Sumter la petite garnison fédérale et insultèrent les stars and stripes du drapeau national. La masse du peuple américain ressentit avec une émotion profonde cette injure ; les états du sud proclamèrent la séparation, et la lutte fut engagée. M. Lincoln résista encore aux entraînemens d’une situation si violente ; il maintint pendant de longs mois la cause de l’Union au-dessus de la cause de l’abolition, voulant laisser le plus longtemps possible une porte ouverte à la conciliation. Ce fut plus d’une année après, et quand les chances de la guerre étaient le plus contraires à la cause des États-Unis, que M. Lincoln se décidait à décréter l’abolition à titre de mesure de guerre et de légitime défense, et non encore comme un effet du droit souverain que son gouvernement se serait arrogé contre les droits particuliers des états du sud. En se plaçant ainsi dans l’accomplissement de son devoir le plus étroit, M. Lincoln, — cela ne fait pas moins d’honneur à sa sagacité qu’à sa probité, — sentait bien qu’il était sur le terrain le plus national et par conséquent le plus inexpugnable. Il s’est trouvé en définitive que l’observation persévérante du plan de conduite le plus simple a été en même temps la plus sage et la plus heureuse politique. Les dissentimens de sectaires sont venus se perdre dans le développement de cette politique simple et large à la fois, et les bonnes causes qui devaient collatéralement profiter du triomphe de l’Union n’ont rien perdu, ont au contraire tout gagné à demeurer subordonnées au plus clair et au plus considérable des intérêts nationaux. Il est évident que M. Lincoln trouva une forte sécurité d’esprit et un grand repos de conscience dans cette politique étroitement mesurée pour lui par la ligne du devoir. On en a eu la preuve dans la suite des événemens ; aucun revers ne l’avait pu abattre, aucun succès ne l’enivra. La tranquillité de son âme se manifestait dans la familiarité de son attitude et de son langage, dans cette bonne humeur qui lui était particulière, dans ces proverbes et ces innocens jeux de mots qu’il semait parmi sa conversation, et que le bon sens populaire comprenait si bien. Il