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Lorsqu’un centre menaçait de se former, le pape armait contre lui les résistances municipales ; Lombards, Hohenstaufen du nord, Hohenstaufen du sud, il les a tous détruits ; le souverain spirituel ne pouvait souffrir à ses côtés un grand roi laïque, et pour rester indépendant il empêchait la nation de se faire. C’est pourquoi au XVIe siècle, tandis que dans toute l’Europe le moule de la société, élargi et transformé, dressait les unes à côté des autres des monarchies régulières appuyées sur le courage des sujets et des états organisés soutenus par la pratique de la justice, l’Italie, dispersée en petites tyrannies, éparse en faibles républiques, gâtée dans ses mœurs, amollie, dans ses instincts, se trouva enfermée dans les formes étroites de la civilisation antique, sous le patronage impuissant du césar spirituel qui l’avait empêchée de s’unir sans être capable de la protéger. Elle fut envahie, pillée, partagée et vendue. En ce monde, quiconque est faible devient la proie d’autrui ; sitôt qu’un peuple acquiert une forme d’organisation supérieure, ses voisins sont tenus, de l’imiter : celui qui aujourd’hui oublie de fabriquer des canons rayés et des vaisseaux cuirassés sera demain un protégé qu’on épargne, après-demain un marchepied qu’on foule, le jour d’après un butin qu’on mange. Si l’Italie a subi pendant trois siècles la décadence et la servitude, c’est faute d’avoir secoué les traditions municipales et romaines. Elle les secoue en ce moment ; elle comprend que, pour se tenir debout en face des grandes monarchies militaires, elle doit devenir elle-même une grande monarchie militaire, que la vieille forme latine a produit et prolongé sa faiblesse, que, dans le monde tel que nous l’avons, un assemblage de petits états sous les bénédictions et les manœuvres d’un prince cosmopolite appartient aux voisins forts qui veulent l’exploiter ou le prendre ; elle reconnaît que les deux prérogatives qui faisaient son orgueil sont les deux sources d’où est sortie sa misère, que l’indépendance municipale et la souveraineté pontificale, libératrices au moyen âge, sont pernicieuses aux temps modernes, que les institutions qui l’ont protégée contre les envahisseurs du XIIIe siècle la livrent aux envahisseurs du XIXe que si elle ne veut pas rester une promenade d’oisifs, un spectacle de curieux, un séminaire de chanteurs, un salon de sigisbés, une antichambre de parasites, elle est obligée de devenir une armée de soldats, une compagnie d’industriels, un laboratoire de savans, un peuple de travailleurs. Dans cette transformation si vaste, elle a pour aiguillons le souvenir des maux passés et la contagion de la civilisation européenne. C’est beaucoup ; est-ce assez ?


H. TAINE.