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vent réunis pour une des plus étranges cérémonies du temps tous ces personnages qui vont s’entre-choquer dans le combat : c’est la scène de l’abdication de Charles-Quint à Bruxelles le 25 octobre 1555. Les états-généraux sont rassemblés dans le vieux palais des ducs de Brabant. C’est un vrai tumulte de conseillers, de gouverneurs, d’échevins, de chevaliers de la Toison-d’Or en costumes magnifiques. L’empereur s’avance, goutteux, déformé, avec sa barbe grise et hérissée, son front large, ses yeux d’un bleu sombre, sa mâchoire bourguignonne plus pendante que jamais, et jouant son rôle de dominateur dégoûté. Ce jeune homme sur lequel s’appuie en marchant péniblement cet empereur en béquille, c’est Guillaume d’Orange, celui qui sera l’âme de l’insurrection des provinces. Le nouveau roi, Philippe II, petit, maigre, pâle, étroit de poitrine, semble timide et embarrassé. Son œil glauque, qui regarde rarement en face, est énigmatique. Sa froideur silencieuse et hautaine a quelque chose de sinistre. Dans cette foule se mêlent le brillant Lamoral d’Egmont, le premier des chevaliers flamands, avec ses cheveux flottans, son regard loyal, sa moustache courte et ses traits séduisans ; l’inquiet, l’intègre et courageux comte de Horn ; le hardi et turbulent Brederode ; Perrenot, l’évêque d’Arras, qui va être le cardinal Granvelle et gouverner les Pays-Bas ; le terrible Noircarmes, qui sera l’auxiliaire du duc d’Albe. Hommes de conseil ou d’épée, ils sont tous là. Quand le rideau tomba sur cette scène si merveilleusement arrangée pour l’éclipse de l’astre impérial, la tragédie pouvait commencer : le théâtre était trouvé, les acteurs étaient prêts ; sur quelques-uns de ces mâles visages passait déjà l’éclat sinistre des morts violentes.

La tragédie pouvait commencer, disais-je. Elle n’éclate pas aussitôt sans doute, elle ne se noue même et ne se déroule qu’avec une sorte de lenteur confuse : elle met dix ans à se dégager. La vérité est cependant qu’elle était en germe dans la situation que Charles-Quint léguait à Philippe II comme un héritage de feu et de sang, dans le caractère du nouveau roi, dans l’incompatibilité croissante de deux races violemment liées ensemble, et rien n’est certes plus saisissant que cette lutte qui s’enflamme, s’étend, se ralentit ou se ranime en se compliquant sans cesse jusqu’au jour où il n’y a plus ni merci ni conciliation possible. Cette lutte, c’est la fatalité invisible de la scène du palais de Bruxelles. Sur ce champ de bataille resserré et perdu dans un coin de l’Europe, deux choses sont en présence : d’un côté une politique de conquête et de domination absolue, marchant à son but avec une redoutable fixité, de l’autre un pays, une société où s’éveille sous la compression même un invincible esprit de résistance.