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dix ou douze enfans perdus de l’Allemagne raisonnante et raisonneuse, affectent de méconnaître l’importance de ce nom et disent bouffonnement « la période Wagner-Liszt » pour caractériser une époque où les Huguenots et le Prophète ont vu le jour. Il y a au théâtre de ces manifestations auxquelles bon gré mal gré on doit céder. Vous entrez, et tout de suite, après quelques mesures d’une large introduction établie sur deux thèmes de l’ouvrage, empruntés l’un à la romance d’Inès, l’autre au septuor, — après cette romance agréable et un terzettino bien conduit, d’un style élevé, contenu, — vous nagez en pleine atmosphère de génie. Interrogez Scribe, il vous répondra qu’il s’agit du fret d’un navire. Le conseil du roi de Portugal va-t-il admettre ou rejeter l’offre de Vasco de Gama ? L’état fournira-t-il des subsides à l’hypothèse du navigateur ? Une simple question de budget. Maintenant écoutez Meyerbeer et voyez ce spectacle : vous assistez au mouvement d’une grande assemblée, on délibère, on juge, on vote. Les têtes peu à peu s’échauffent, les passions éclatent. Vasco, repoussé, éconduit, se révolte, l’inquisition lance son anathème ; c’est la progression dramatique du premier acte de Roméo et Juliette, ayant pour cadre le sénat d’Othello. Je ne suis pas ici pour parler violons et. clarinettes et chercher naïvement par quelle sorte de procédés techniques de semblables effets peuvent être obtenus. La science du rhythme et des combinaisons enharmoniques, Spohr et Mendelssohn l’ont eue à l’égal de Meyerbeer ; l’instinct suprême des sonorités de l’orchestre assure à l’auteur de Tannhäuser son meilleur titre à la renommée, Rossini a le flot mélodique plus abondant ; mais ce que nul parmi les contemporains ne possède à pareil degré, c’est l’art de poser une situation, de faire vivre et mouvoir ses personnages, d’entourer une action dramatique de tout l’intérêt historique, de tout le pittoresque qu’elle comporte. « Les ennemis sont où je les voulais, » écrivait Frédéric de Prusse ; Meyerbeer en peut dire autant de son public : il l’amène, le fixe où il veut. Vous êtes en pleine Europe du XVe siècle, au milieu d’un congrès de princes de l’église et d’hommes d’état ; laissez agir sa pensée plus rapide que le fil électrique, et tout à l’heure elle vous aura transporté à des milliers de lieues, sous des climats dont vous percevrez aussitôt la couleur et l’atmosphère. Chez Meyerbeer, le musicien ne se sépare pas du dramaturge ; même dans ses compositions de moindre importance, il s’attache au pathétique, à l’accent. Musices seminarium accentus ; exemples, parmi ses mélodies, le Moine, Rachel et Nephtali, morceaux où la surcharge harmonique prédomine, où le texte n’avance qu’à pas lourds, écrasé par le poids de la modulation. C’est qu’à ses yeux l’opéra seul existe. Toute musique instrumentale ou vocale n’en saurait être que le prélude ; de ce principe unique toute vie procède. Il avait beau vouloir s’é-