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grande tradition des Nourrit, des Levasseur, des Duprez. Impossible de mieux sentir, de mieux dire : sinistre à la fois et pathétique, rampant et superbe, fier et doux, tigre et chien, il représente au réel le caractère entrevu par Meyerbeer. Il a le geste sobre, ce mélange de souplesse et de dignité propre aux races primitives, l’intention juste, la pose vraie, et dans son chant comme dans son jeu cette autorité que donne à un artiste d’expérience et de talent la conscience non exagérée, mais parfaitement établie de son mérite.

La ballade du géant des mers Adamastor, avec les violons battant la corde du bois de leur archet, me paraît moins originale que bizarre. Encore un de ces morceaux à tiroir, de ces boléros < que réprouve la convenance dramatique, et dont il semble que notre système d’opéra doive inexorablement subir la peine ! Est-ce donc une chose indispensable et passée à jamais dans nos mœurs que cette ballade à propos de tout et de rien ? Point d’opéra-comique, de grand opéra qu’elle n’afflige de son parasitisme. Nolens, volens, jusqu’au bout vous l’entendrez. Meyerbeer lui-même, à cette loi d’une poétique ridicule, se croyait obligé de se conformer. La situation a beau ne s’y prêter aucunement, on a d’ingénieux moyens pour la forcer. « Comme dit la ballade, » insinue adroitement le personnage en quête d’une occasion de placer son mot, et le chœur aussitôt de donner dans ce compérage et de faire cercle en chantant : « Écoutons ! » Combien, depuis celle de Robert le Diable, n’en a-t-on pas entendu de ces ballades ? Scribe en avait un répertoire interminable ; il en mettait partout pour ceux qui les aiment ou plutôt qui les aimaient, car le goût de cette ritournelle est passé, et tout l’art d’un Meyerbeer ici n’a pu le réchauffer. D’ailleurs Meyerbeer ne fut jamais l’homme des poncifs. Son style y perd ses qualités géniales, s’y embrouille. Empêtrée dans ces mauvaises rimes, son inspiration s’essoufflait tout à l’heure ; voyez-la maintenant reprendre son vol et s’élancer au-devant de Vasco de Gama, dont la chevaleresque entrée en scène s’annonce par une de ces phrases qui sont comme un flot de lumière électrique projeté devant un personnage. Celui qui marche dans une telle musique ne saurait être qu’un héros. Avec son entrée, le drame se serre, hausse le ton, et ce troisième acte, qui va se terminer en féerie du Châtelet par des incendies, des massacres et des polkas, jette son dernier éclat dans une scène dont le conflit rappelle le fameux finale de la pomme dans Guillaume Tell, et qui musicalement vaut cette page de Rossini.

Au quatrième acte, les richesses ne se comptent plus, vous marchez d’admirations en éblouissemens. Cette musique elle-même est un spectacle. L’Inde immense s’ouvre à vous, l’Inde pittoresque et sacrée ; jusque dans les mystérieuses profondeurs du ciel d’Indra, de la formidable trimurti brahmanique, plonge l’œil de votre intel-